Discours de Mykola Cuzin (Ukraine 33) au" Veilleur de pierre" à Lyon

lundi 12 janvier 2004.
 

Discours de Mykola Cuzin (Ukraine 33) au Veilleur de pierre à Lyon (Rhône) le 23 novembre 2003

Bulletin polono-ukrainien n°16 année 1933

"Parmi les victimes, les plus nombreuses sont les enfants en-dessous de 14 ans... les autorités ne permettent pas d’enterrer les cadavres avant qu’ils ne commencent à se décomposer, sinon la population les déterre pendant la nuit pour s’en nourrir... L’anthropophagie est répandue ; souvent, les parents mangent leurs enfants qui sont morts de faim. Les autorités soviétiques fusillent sans jugement les individus convaincus d’anthropophagie, mais cela ne change rien car le mort n’effraie plus personne et les gens sont abrutis à tel point qu’ils ne réagissent pas aux choses les plus horribles. Des détachements de la Guépéou visitent périodiquement les villages et arrêtent de nombreux paysans qui sont ensuite déportés. Ceux qui s’y intéressent sont également arrêtés."

Lettre d’un employé de Kiev ( Mai 1933 )

"Il est impossible de vous donner une idée de se qui se passe ici. La vermine assiège les gens dans les toilettes, dans les tramways. Le typhus sévit et fauche la population. Un grand nombre de malades, d’affamés horriblement enflés se traînent dans la ville. Les mendiants, surtout des paysans , frappent constamment aux portes pour demander un morceau de pain. Hier soir, un jeune paysan est mort dans notre cour. Quelques instants après, il était déjà déshabillé. Son cadavre a disparu on ne sait où."

Arthur Koestler 1946

"Voyager dans la campagne ukrainienne était une tragique aventure ; on voyait les paysans mendier le long des gares, les mains et les pieds enflés. Les femmes élevaient jusqu’aux fenêtres d’affreux bébés à la tête énorme, au ventre gonflé, aux membres décharnés... "

Votre Excellence,
Monsieur le Maire,
Mesdames et messieurs les élus,
Chers amis anciens combattants et résistants,

Cela fait maintenant 70 ans que les échos de ces souvenirs et des appels à l’aide de nos compatriotes habitent nos mémoires comme une douleur lancinante et torturent nos âmes d’une question sans réponse :
Pourquoi ?
Oui, pourquoi la terre d’Ukraine si fertile et aux richesses si réputées dans toute l’Europe pendant des siècles a-t-elle pu être le théâtre en deux années à peine, au terme de ce que l’on nomme pudiquement la collectivisation, d’une tragédie sans égale ayant entraîné la disparition d’au moins 8 millions de ses habitants ?

On pourrait arguer sans fin des difficultés rencontrées par le jeune régime stalinien dans la conjoncture internationale très troublée de l’époque, quelques années après la crise de 1929, et de la nécessité impérieuse où il s’est trouvé de devoir adopter des mesures radicales afin d’y faire face. On pourrait s’en remettre plus simplement aux mauvaises conditions climatiques ou à l’inertie de la paysannerie ukrainienne, voire aux délires de quelques nationalistes en mal de sensationnel. Mais les faits et gestes des protagonistes de ce drame sont parvenus jusqu’à nous, têtus, intacts grâce aux témoignages de courageux journalistes, représentants consulaires et rescapés partis à l’Ouest.
Que nous disent ces témoignages ? Ils établissent avec certitude qu’à cette époque, il n’y a eu ni sécheresse ni impéritie des autorités locales. Ils démontrent sans ambiguïté qu’avec une organisation policière tentaculaire et omniprésente, des exécutions et des déportations massives puis enfin tout un arsenal législatif et répressif, Joseph Staline et son entourage ont organisé méthodiquement l’agonie de tout un peuple dont l’identité profonde résidait dans sa terre si riche et ses paysans si obstinés. De sorte que, aux termes de la Convention des Nations Unies sur le Génocide de 1948 l’on ne puisse parler rien moins que d’un génocide, un génocide qui a causé le massacre d’au moins trois millions de nos enfants innocents parmi les innocents, tout un pan de l’avenir de l’Ukraine, un génocide qui à son paroxysme à l’été 1933 emportait 25 000 vies par heure... Un génocide, enfin, précédé dès 1929 par la destruction de l’Eglise orthodoxe ukrainienne et prolongée à partir de 1934 par l’assassinat de dizaines d’artistes, d’intellectuels et de scientifiques, ferments de la Nation , preuve s’il en était encore besoin , des intentions génocidaires des autorités moscovites.
Mais alors, me direz-vous, comment un tel séisme humanitaire a-t-il pu laisser sans réaction une Europe en paix, à cette époque, et aspirant à oublier le traumatisme de la première Guerre Mondiale ?
La raison d’Etat poussant à chercher dans la Russie un nouvel allié de poids, le talent de certains journalistes dévoyés, entièrement acquis à la cause de l’URSS (W.Duranty), la caution de quelques témoins prestigieux n’ayant vu qu ’abondance et joie de vivre dans des régions entièrement dévastées (E. Herriot) et enfin la véritable fascination de l’Occident pour un régime diabolique dont la grandeur des idéaux n’avait d’égale que sa façon cynique et systématique de les bafouer ... tous ces facteurs ont convergé pour étouffer pendant 70 ans la vérité au sujet de cette tragédie.
Pourtant, votre présence aujourd’hui est bien la preuve que nous n’avons pas été victimes d’une hallucination collective. Plus qu’un réconfort, elle est le signe d’une émergence de la mémoire du génocide ukrainien. Enfin, elle marque la reconnaissance de la qualité de victimes innocentes pour nos millions de frères et sœurs disparus voués jusqu’à présent à une seconde mort dans le dédale des pages blanches de l’Histoire de l’Europe de l’Ouest.
Peu à peu, l’innommable recouvre un visage, une identité. Il ne s’agit pas là d’une tendance morbide à ressasser les douleurs anciennes que l’on prête aisément aux Slaves.
Non ! Il s’agit tout simplement d’un besoin absolu de reconstruire pour envisager sereinement l’avenir. Ceux qui ne se souviennent pas ceux condamnés à revivre la passé dit-on... Les archives délivrent peu à peu de nouvelles certitudes. Les Etats-Unis, le Canada et le Pays Basque viennent de reconnaître officiellement le génocide ukrainien et justifient par là même la légitimité de notre démarche. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls puisqu’en Espagne, par exemple, de plus en plus de voix s’élèvent actuellement pour réclament toute la vérité sur les charniers de la dictature franquiste.
Oh, bien sûr, j’aurais souhaité pouvoir dire en repensant ultérieurement à cette journée que nous avions vécu en ce 17 Novembre 2003 des instants historiques. En effet, c’est bien la première fois , sur ce sol français où nos parents et grands-parents sont venus chercher la paix et la liberté qui leur ont fait défaut pendant si longtemps, qu’un tel hommage est rendu à des gens qui ont eux aussi résisté à leur façon tout au long de sanglantes décennies afin que le témoignage de leur tragédie mais aussi de leur attachement indéfectible à la liberté parvienne jusqu’à nous .En vérité, il faudra bien d’autres journées comme celle-ci avant que l’on puisse considérer que notre devoir de mémoire est accompli et qu’il a porté ses fruits.
Pourtant, j’ai confiance, j’ai confiance parce qu’aujourd’hui, Monsieur le Maire, vous avez repris le flambeau de trois de vos illustres prédécesseurs lyonnais : le Cardinal Decourtray, le Père Perrin et Charles Hernu, qui tous trois n’avaient pas hésité à s’engager à nos côtés alors même que l’idée d’une Ukraine indépendante et a fortiori suffisamment forte pour revendiquer son passé était loin d’être évidente. C’est cette continuité qui est importante et pour laquelle chaque ukrainien se doit aujourd’hui de vous être reconnaissant. Montesquieu disait ceci :

"Eduquer ce n’est emplir un vase mais c’est allumer un feu."

Je suis convaincu qu’aujourd’hui vous nous avez aidés à raviver des flammes qui, d’ici quelques années, auront embrasé toutes les consciences.

Merci à vous tous !

Mykola CUZIN
23/11/2003

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