aCCUEIL DE mykola CUZIN, le 30.10.2013, à l’exposition commémorant le 80° ANNIVERSAIRE DU HOLODOMOR à la Mairie du 3° à LYON en présence de Jérôme MALESKI ______________
Elie WIESEL a déclaré dans une interview au Progrès en 2008 : « Quiconque écoute un témoin le devient. » Si nous sommes réunis ce soir à l’occasion du vernissage de cette exposition sur le Holodomor ukrainien, c’est bien parce que depuis 80 ans maintenant, des générations de témoins se sont succédées pour porter la parole des victimes , transmettre les récits et la mémoire des survivants et s’assurer que ce crime, qu’il convient d’appeler génocide suivant les critères de la Convention de 1948, s’il ne devait jamais être puni, serait tout au moins porté à la connaissance de la Communauté internationale et dénoncé comme tel. Le titre de l’exposition est, de ce point de vue, révélateur. Il y est question de SILENCE. En l’occurrence, malgré toutes les précautions prises et les démentis répétés par Moscou, les faits essentiels concernant la famine catastrophique qui toucha alors l’Ukraine en ces années 1932-33 étaient connus à l’Ouest. De grands titres de la presse internationale comme le Journal de Genève, The Chicago American, The Manchester Guardian, l’Osservatore Romano, l’Ordre, le Matin... étalèrent pendant des semaines et en premières pages des photos et des articles relatifs à cette tragédie. De courageux journalistes dénoncèrent au péril de leur vie le massacre en cours...Les consuls et ambassadeurs en poste sur place envoyèrent des centaines de télégrammes à leurs chancelleries respectives. Ainsi, le Consul royal d’Italie Sergio GRADENIGRO écrivait-il en mai 1933 : « La faim continue à provoquer des ravages si impressionnants dans la population qu’on ne s’explique pas du tout comment le monde reste indifférent envers une catastrophe semblable . » La Croix-Rouge internationale et la SDN furent alertées, en vain... A contrario, le fait que certains journalistes renommés aient activement aidé les autorités soviétiques de l’époque à dissimuler ce génocide reste très troublant. C’est même cette étroite connivence qui allait alimenter le silence que j’évoquais à l‘instant : celui des gouvernements du monde libre. Ainsi donc, au cœur de l’Europe de l’entre-deux Guerres, un pays plus vaste que la France, doté d’une terre si riche qu’elle avait fait sa réputation auprès de la Grèce antique, se mourrait, affamée et asphyxiée par la volonté d’une politique stalinienne implacable, sans qu’un seul Etat lève le petit doigt. A l’époque, différentes forces travaillaient au rapprochement entre l’URSS et l’Occident ; le nazisme et le fascisme ne cessaient de progresser. Il ne fallait rien faire ni dire officiellement qui eût pu compromettre ce processus de rapprochement. Le renoncement diplomatique qui s’ensuivit fut un tel succès pour les autorités soviétiques que Roosevelt finit par reconnaître officiellement l’URSS en 1934 - signal de son admission dans le concert des grandes nations - et que Staline fut élu deux années de suite « Homme de l’année » par le magazine Times. La France ne fut pas en reste, emportée par l’élan d’enthousiasme suscité par les éloges d’un Edouard HERRIOT totalement berné lors de son voyage dans l’Ukraine moribonde à l’été 1933. Aujourd’hui, 80 ans après, que reste-t-il de ces évènements ? Il n’est bien entendu plus question de demander réparation, de porter l’affaire en justice. Le dernier haut responsable, en fonction au moment des faits, s’est en effet éteint en 1991 à l’âge vénérable de 98 ans. Il reste le devoir de mémoire et la justice morale qui doit être faite à l’ensemble des victimes du Holodomor. Après 1933 et jusqu’à l’indépendance de l’Ukraine en 1991, le travail de mémoire a continué sur place dans la clandestinité ou dans la diaspora avec des moyens modestes. Puis les archives se sont ouvertes - partiellement, soit ! - et les derniers survivants ont pu être entendus officiellement. Enfin, en 2006, le Parlement ukrainien a adopté une loi déclarant que le Holodomor était un génocide et punissant le négationnisme de celui-ci. A l’Ouest, des commissions d’enquêtes ont été constituées par des juristes et des universitaires ( je pense ici spécialement à la Commission Sundberg de 1990 ) et des travaux faisant autorité ont été publiés en nombre. Mais la Russie, héritière revendiquée de l’ex-URSS et forte de son mandat permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU a toujours nié la particularité du Holodomor - parlant simplement d’une « catastrophe agricole à l’échelle de l’Union »... les Etats-Unis ont toujours voulu éviter de prendre position officiellement pour ne pas mettre en porte-à-faux leur allié turc par rapport au génocide arménien et le Parlement européen n’a pu aller plus loin que de condamner « Un effroyable crime commis contre le peuple ukrainien et contre l’Humanité » dans une déclaration en 2008. Il est très clair également qu’il existe également derrière tout cela des considérations géostratégiques qui ont pour toile de fond l’accès aux ressources énergétiques considérables de la Russie... Pour autant, lorsque l’on se penche sur cette tragédie avec un regard scientifique et dépassionné, j’allais dire froid - tant en la matière on demande toujours à la victime de prouver, de se justifier, d’argumenter, de faire abstraction - l’on retrouve dans le Holodomor ukrainien très exactement chacune des 8 étapes constitutives d’un génocide telles que définies par Gregory STANTON, à savoir : La classification, la symbolisation, la déshumanisation, l’organisation, la polarisation, la préparation, l’extermination et l’étape ultime, la négation, afin d’effacer toute trace du crime. Au regard de ce processus complexe et mobilisant des moyens très importants, plus personne ne pourrait prétendre que ce génocide, comme tous les autres, n’était qu’un accident de l’histoire, la rencontre de causes fortuites ayant produit des conséquences catastrophiques... Si l’on s’en remet à la source juridique de référence en la matière, à savoir la Convention de 1948 sur la Prévention et la Répression du Crime de Génocide, la conclusion reste la même. C’est à ce titre que, lors d’une intervention publique à New-York en 1953, le Père de cette Convention, le juriste américain d’origine juive-polonaise Raphaël LEMKIN déclara : « Ce dont je veux parler, constitue sans doute l’exemple le plus classique du génocide soviétique, son expérience la plus longue et la plus aboutie en matière de russification, c’est-à-dire la destruction de la nation ukrainienne. » Dans cette intervention très documentée il expliquait que cette politique s’était manifestée dès la fin de la Révolution par la déportation et la liquidation des élites intellectuelles ( artistes, écrivains, philosophes, professeurs, leaders politiques ) en plusieurs vagues, puis la destruction de l’Eglise orthodoxe ukrainienne en 1929, punie pour son indépendance et enfin, l’annihilation du cœur de la nation, à savoir la paysannerie qui représentant à cette époque 80% de la population ukrainienne, lors du Holodomor de 1932-33. Laissons de côté un instant l’intervention déterminante de Lemkin et considérons les faits bruts : lorsqu’à l’hiver 1932 la famine et les épidémies ont commencé à causer des ravages parmi la population, techniquement la collectivisation voulue par Staline pour industrialiser l’URSS à marche forcée était achevée. Il faut bien se rendre compte qu’à l’époque, la famine n’a touché que l’Ukraine, le Kouban, le Kazakhstan et le bassin inférieur de la Volga, c’est-à-dire des territoires ethniquement non russes. Plus avant, rien ne pouvait justifier les mesures spécifiques prises uniquement pour l’Ukraine, comme la fermeture des frontières, l’interdiction de l’entrée du territoire aux étrangers et de sortie des nationaux vers le reste de l’Union, l’interdiction faite aux paysans de quitter leurs districts pour aller chercher du secours en ville, les lois d’exception sur la propriété collective et le cannibalisme, les réquisitions massives incluant le bétail, la nourriture de base et les semences des familles... rien, sinon l’intention d’anéantir la paysannerie ukrainienne. Cependant qu’en Ukraine mourraient quotidiennement 25000 personnes au printemps 1933, l’URSS continuait à exporter vers le monde entier du beurre, de l’alcool de grain ou du blé, quand celui-ci ne pourrissait tout simplement pas dans les silos et les gares surveillés par l’armée et la police, parfois à quelques mètres des agonisants. Le Holodomor aura causé au final la mort - aussi bien de faim, que lors des déportations ou des exécutions - de près de 8 millions de personnes. Parmi elles, se trouvaient 3.5 millions d’enfants.... Des centaines de milliers d’autres devaient resté orphelins.
Reconnaître aujourd’hui le Holodomor, le génocide ukrainien, ce n’est pas seulement une question de logique juridique - si l’on s’en réfère à la Convention de 1948 - ni de courage politique... vous verrez sur l’un des panneaux de l’exposition que plus d’une vingtaine de pays et d’organismes internationaux ont franchi le pas à ce jour. La reconnaissance pour laquelle nous nous battons aujourd’hui va plus loin : L’Ukraine présente encore à ce jour les marques profondes d’une société post-génocidaire : une population de seulement 48 millions d’âmes pour le second plus vaste pays d’Europe et une population au tiers russifiée, résultat d’une vaste recolonisation des territoires de l’est par Staline rendue urgente dès 1934 du fait de l’extinction massive des paysans ukrainiens. Egalement, la persistance de relations inégalitaires et tendues entre l’ancien colonisateur moscovite et l’ancien esclave ukrainien... Des relations tendues qui vont parfois jusqu’à l’ingérence politique comme lors de la Révolution Orange en 2006, ou l’interruption temporaire de la fourniture de gaz à l’Europe ...plus près de nous. Les centaines de stèles et de monuments commémoratifs qui jalonnent le territoire ukrainien ( à l’instar de nos Monuments aux morts en France ) constituent aussi la marque indélébile d’un traumatisme inscrit dans l’inconscient collectif. Reconnaître le Holodomor aujourd’hui ce serait autoriser l’Ukraine à se construire enfin un avenir, une destinée bien à elle et à s’arrimer solidement aux institutions européennes. Ce serait également permettre à la Russie, héritière involontaire de ce fardeau historique mais assumée du cadre institutionnel qui a conduit au génocide ukrainien de tenir son rang international sans arrière-pensée et avec davantage de responsabilité. Et puisque notre démarche consiste non pas à dénoncer la Russie mais le stalinisme, nous remercions la Municipalité, la Mairie du 3em., les élus et le personnel qui ont accepté de mettre à notre disposition ce bel endroit pour cette exposition, afin qu’ensemble nous gagnions en Humanité. Merci à vous tous.