LICRA - COMMISSION EDUCATION PPOUR UNE HISTOIRE COMPAREE DES GENOCIDES DU 20ème SIECLE

Tuesday 15 September 2009.
 

réalisée par Barbara LEFEBVRECOMMISSION EDUCATION 2007

POUR UNE HISTOIRE COMPAREE DES GENOCIDES DU 20ème SIECLE

1. DE L’USAGE DU COMPARATISME EN HISTOIRE.

En 1930, Marc Bloch définit la démarche comparatiste en histoire : « C’est rechercher, afin de les expliquer, les ressemblances et les dissemblances qu’offrent des séries de nature analogue, empruntées à des milieux sociaux différents ». Il postule cinq fondamentaux que l’on peut appliquer à la question de la comparaison des génocides du 20ème siècle :
-  expliquer : pour comprendre le processus génocidaire, il faut en dégager et interpréter les différents moments.
-  ressemblances : dégager un nombre substantiel de traits communs entre des cas de génocides éloignés dans le temps et l’espace géographique.
-  dissemblances : présenter l’hétérogénéité des phénomènes génocidaires afin de souligner la singularité de chacun d’eux.
-  séries de nature analogue : le génocide comme concept préalablement Encadré par une définition autorisant la comparaison entre des évènements relevant du même projet.
-  milieux sociaux différents : des groupes humains (les génocidaires et leurs victimes) issus d’univers culturel, religieux et politiques divers et situés dans des périodes non contemporaines. La méthodologie comparatiste consiste donc à : · Déterminer les similitudes et différences entre des faits de même nature,mais distant temporellement et / ou géographiquement

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· Eclairer pour chacun leurs effets singuliers · Confronter les similitudes et différences pour estimer leurs importances respectives et singulariser chaque fait.

2. DEFINIR LE GENOCIDE CONTEMPORAIN.

L’établissement d’une définition normative du concept de génocide par la communauté scientifique (historiens, sociologues, anthropologues) est toujours en débat depuis l’invention de ce terme par Raphaël Lemkin en 1944. La « communauté internationale », en revanche, a établi une définition : celle de la Convention de l’ONU de 1948 (aujourd’hui signée par 133 Etats). Son utilité est d’abord politique et juridique, elle doit servir au droit international. La définition de 1948 est néanmoins insuffisante et imprécise aux yeux des chercheurs qui travaillent à en établir de plus complète. Mais, la tendance actuelle, assez dangereuse, consiste en un élargissement abusif de la notion, en particulier par le biais d’une définition ouverte incluant notamment les massacres de masse voire les catastrophes écologiques résultant d’actions humaines ; le Risque de banalisation est ici manifeste.

La définition fondatrice : Raphaël Lemkin (1944)

Raphaël Lemkin (voir en annexe le portrait paru dans le DDV n°614) crée ce mot à partir du mot grec genos (race ; peuple) et du suffixe latin -cide (de caedere, tuer). Il proposait une approche ouverte du concept : une multiplicité d’actions visant à détruire les bases de survie de groupe en tant que groupe. Pour Lemkin, le génocide est une « synthèse des différents actes de persécutions et de destruction ». La définition de Lemkin différencie :
-  les génocides pré-modernes (« utilitaires ») : destruction partielle ou totale de groupes humains extérieurs concurrents d’une autre puissance en cours d’affirmation
-  les génocides modernes du 20ème siècle (« idéologique » et « domestique ») : détruire un groupe dans sa culture ; (les groupes intérieurs, constitutifs de la nation, sont ciblés pour assurer le monopole d’un pouvoir ou la victoire d’une idéologie). La spécificité des génocides du 20ème siècle est soulignée par Lemkin : un Etat-Parti planifie intentionnellement la destruction physique d’un groupe humain ciblé constituant une part significative de sa propre population. La Convention de l’ONU art. 2 (1948) Résultat d’un compromis politique dans le contexte de Guerre froide (obtenir le vote de l’URSS), la Convention n’a pas été établie pour la recherche scientifique mais pour la justice internationale. « Le génocide est un acte commis dans l’intention de détruire tout ou en partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux ».La définition est floue à plusieurs niveaux :
-  pas de distinction entre extermination et actes de persécution
-  l’intention criminelle n’est pas retenue comme facteur essentiel
-  pas de seuil quantitatif de victimes
-  les critères de définition du groupe cible ; l’oubli des dimensions politique,sociale, économique ou culturelle (centrale dans les cas soviétique ou khmer rouge), excluent des cas de politiques génocidaires avérées. Une définition plus complète du génocide contemporain1 : La destruction physique intentionnelle et unilatérale menée par un Etat ou une autorité politique dans le but d’annihiler la totalité ou une partie substantielle d’une population, définie par lui comme groupe ennemi et placée en état de vulnérabilité. Cette définition permet d’exprimer notamment la radicalité englobante des idéologies et Etats totalitaires portées par le 20ème siècle, incarnant ce que les totalitarismes ont de commun : éliminer l’ennemi intérieur pour régénérer la race / la nation / la société.

On peut identifier 5 génocides au cours du 20ème siècle :

-   1915 : le génocide des Arméniens (gouvernement des Jeunes Turcs - Empire ottoman)
-  1939-1945 : le génocide des Juifs d’Europe (régime nazi)
-  1932-1933 : la famine-génocide en Ukraine (URSS stalinienne)
-  1975-1979 : le génocide cambodgien (régime des Khmers rouges)
-  1994 : le génocide des Tutsis du Rwanda (régime des Hutu extrémistes)

3. ANATOMIE DES GENOCIDES CONTEMPORAINS : UNE TYPOLOGIE.

Le 20ème siècle a produit des génocides dans un contexte particulier :
-  depuis la fin du 19ème siècle, la massification des sociétés modernes et le développement des nationalismes ont impliqué, sous des formes nouvelles, 1 Cette définition se fonde en partie sur celle de deux chercheurs canadiens Frank Chalk et Kurt Jonassohn ; elle a été complétée par un collectif d’historiens dans le cadre de l’ouvrage Comprendre les génocides du 20ème siècle. Comparer-enseigner, paru en 2007 (voir bibliographie). LICRA - COMMISSION EDUCATION (2007) des peuples entiers dans la vie politique, à la fois comme agents et comme victimes.
-  une contexte de guerre totale : la Première guerre mondiale, la Seconde guerre mondiale, les guerres idéologico-politiques du monde communiste (URSS, Chine, Cambodge)
-  un Etat au service d’une idéologie totalitaire (nazisme, communisme) ou proto-totalitaire (Jeunes Turcs du CUP, GIR du Rwanda), de nouvelles formes de gestion étatique (bureaucratie policière de l’Etat-Parti institutionnalisation de la terreur)
-  une globalisation des techniques industrielles : la guerre moderne,exacerbée par les massacres industriels rendus possibles par le développement technologique, est une des sources des génocides contemporains en même temps qu’elle lui sert de paravent (Jeunes Turcs ;Nazis ; Khmers rouges, Hutu Power)

On peut suivre la typologie suivante afin d’organiser la comparaison : 1. Le contexte sociétal pré-génocidaire. Il s’agit d’identifier les éléments internes et externes de la crise sociétale, et évaluer leur degré de gravité. Ils expliquent la fragilisation des liens sociaux dans une société pluraliste. C’est la profondeur de cette crise qui rend possible l’émergence sur la scène publique de « mouvements politiques sociopathiques »(expression de Robert Gellately et Ben.Kiernan, 2003). Une fois au pouvoir sous la forme d’un Etat-Parti, ces mouvements planifient le génocide que leurs discours de propagande annonçaient de façon implicite. Les éléments de cette crise que l’on rencontre dans la plupart des cas sont :
-  Un fort ressentiment collectif
-  Des substrats culturels ou idéologiques d’exclusion qui forgent l’inconscient collectif
-  Des traumatismes sociétaux (défaite militaire, pertes territoriales, etc.)
-  Une aggravation du contexte économique (chômage, paupérisation massive)
-  Une déstabilisation politique ou économique durable
-  Une situation de guerre (civile ou avec un Etat voisin)
-  Une occupation militaire perçue comme illégitime 2. L’idéologie et l’intentionnalité génocidaires. On identifie ici les modalités d’accession au pouvoir d’un régime autoritaire de type totalitaire (nazisme ; communisme) ou proto-totalitaire (Jeunes Turcs ;Hutu Power). Pour cela, il est indispensable d’analyser la construction du discours d’exclusion :
-  La définition du groupe-cible ; un vocabulaire spécifique est élaboré pour essentialiser le groupe à éradiquer : « race », groupe socio-économique,groupe politique, ethnie.
-  Développer la peur et la haine de l’Autre perçu comme étranger à soi.
-  L’exclure pour se protéger : le groupe-cible est l’objet de la concentration des peurs et fantasmes du corps social.
-  Un vocabulaire de type prophylactique (influence du darwinisme social et de l’eugénisme) est utilisé pour qualifier le processus d’exclusion : on parle de « soigner le corps social » en exterminant la « source de la maladie ». Le groupe cible est qualifié de « bacille », « cancrelat », « cancer », etc.
-  Une culture de mort est élaborée et clairement assumée par le génocidaire (en dépit de l’usage de termes euphémisants ou codés) Il faut également analyser cette dimension fondamentale du processus génocidaire qu’est l’intentionnalité :
-  La mort physique du groupe cible est la finalité (et non une conséquence plus ou moins volontaire)
-  L’exclusion vise un groupe en masse et non des individualités
-  L’ensemble du territoire sous contrôle du génocidaire est concerné Parmi les facteurs génocidaires prépondérants, on peut ici s’appuyer sur la typologie du chercheur américain Robert Melson (1986) :
-  Le groupe victime est minoritaire ; même s’il a été toléré, il n’a jamais été tenu pour un égal (discrimination et persécutions régulières sous forme de pogroms)
-  En raison de cette situation discriminante, le groupe victime s’est adapté avec succès [minority’s renaissance] au monde moderne (économie,politique, culture). Cette mobilisation sociale a crée de nouvelles tensions entre lui et la majorité qui perçoit cette ascension comme dangereuse et illégitime
-  Le groupe victime est identifié comme l’ennemi de la majorité et de l’Etat. En général, cette accusation est concomitante avec le concept de la double menace (intérieure-extérieure)
-  La société génocidaire a connu dans un passé proche l’expérience d’une grave défaite politique ou militaire générant une vision paranoïaque du monde, qui l’engage dans une voie révolutionnaire pour créer une nouvelle société, un homme nouveau. 3. Les formes de la mise en oeuvre génocidaire. LICRA - COMMISSION EDUCATION (2007) Fiche réalisée par Barbara LEFEBVRE 6 Il s’agit ensuite de décrire différents points spécifiques à la perpétration du génocide :
-  L’arsenal juridique d’exclusion et ses outils économiques et sociaux
-  La localisation géographique du groupe-cible (quadriller l’espace territorial pour préparer l’action génocidaire) ; l’usage du découpage administratif du territoire et ses relais institutionnels (armée, gendarmerie, police) ; le recensement (mention de l’ethnie ou la religion sur la carte d’identité ;passeports)
-  L’instrumentalisation d’un contexte politique de désordre fragilisant la société et accroissant le sentiment de danger imminent : interne (révolution ; guerre civile ; récurrence d’un discrètes prônant la création d’un « homme nouveau »), ou/et externe (guerre régionale ; guerre mondiale)
-  Les techniques d’extermination utilisées (déportations et marches de la mort, exécutions par arme à feu ou blanche, famine, épuisement par le travail, chambres à gaz).
-  Le rythme du processus génocidaire : montée en puissance, accélération,ralentissement. 4. Exécuteurs et témoins. Il s’agit d’identifier les différents acteurs d’un génocide :
-  « L’élite de la terreur » : la formation intellectuelle et le rôle criminel des cadres du génocide
-  Les exécuteurs : embrigadement de la jeunesse ; les « hommes ordinaires » qui réalisent le crime
-  Les complices silencieux (notion de bystanders - spectateurs) : l’indifférence collective participe à l’accomplissement du génocide
-  Les témoins et les sauveteurs : établir le profil des hommes et femmes (anonymes ou structurés dans des réseaux d’aide aux victimes) ayant renseigné à l’extérieur sur le génocide en cours, ou ayant sauvé des victimes. 5. Après le génocide : justice, négation et coût social. Comment les génocidaires ont-ils ensuite rendu compte de leur crime ?
-  La justice nationale
-  La justice internationale (le tribunal de Nuremberg comme modèle)
-  Rendre justice et pardonner : la parole des survivants et le statut de témoin.
-  Réparer : les modalités de réparations accordées ou non aux victimes et leurs descendants Comment les génocidaires et/ou leurs soutiens ont-ils organisé et développé la négation du crime : le négationnisme d’Etat, le négationnisme idéologique et intellectuel. (voir fiche LICRA sur le négationnisme). Quelles sont les conséquences à moyen et long terme du génocide pour la société post-génocidaire ?
-  La régression socio-économique
-  La gestion de la culpabilité trans-générationnelle (éducation des générations suivantes)
-  La perte définitive d’une partie des « cerveaux », ce qui affaiblit économiquement et intellectuellement le pays
-  Reconstruire un Etat de droit et une société démocratique réconciliée
-  Réintégrer la communauté internationale en qualité d’Etat de droit 4. RESSOURCES DOCUMENTAIRES. Pour chaque cas de génocide, nous renvoyons aux bibliographies complètes proposées par les ouvrages suivants. En langue anglaise : BJORNSON Karin, JONASSOHN Kurt, Genocide and gross human rights violations in comparative perspectives. Transaction Publishers, 1998. CHALK Frank, JONASSOHN Kurt, The history and sociology of genocide, Yale Univ. Press, 1990. FEIN Helen, Accounting for genocide, Free Press, 1979. MELSON Robert, Revolution and genocide, Univ. Chicago Press, 1992. En langue française : BENSOUSSAN Georges, Europe, une passion génocidaire, Mille et une nuits, 2006. BRUNETEAU Bernard, Le siècle des génocides, A.Colin, 2004. CHARNY Israël (dir.), Le livre noir de l’humanité, Privat, 2001. LEFEBVRE Barbara et FERHADJIAN Sophie (direction), Comprendre les génocides du 20ème siècle. Comparer-enseigner, Bréal, 2007. SEMELIN Jacques, Purifier et détruire, Le Seuil, 2005. TERNON Yves, L’Etat criminel. Les génocides du 20ème siècle, Le Seuil, 1995. Sites Internet : LICRA - COMMISSION EDUCATION (2007) Fiche réalisée par Barbara LEFEBVRE 8 www.massviolence.org : site crée en 2007 coordonné par l’équipe de Jacques Semelin (CERI - IEP) http://migs.concordia.ca : site du Montreal Institute for Genocide and Human right Studies de l’université canadienne Concordia dirigé par Frank Chalk et Kurt Jonassohn www.yale.edu/gsp : site du Genocide Studies Program de l’université de Yale (E.U.) dirigé par Ben Kiernan ; à utiliser avec précaution car de nombreux cas de massacres ethniques ou crimes de guerre sont retenus comme génocidaires. LICRA - COMMISSION EDUCATION (2007) Fiche réalisée par Barbara LEFEBVRE 9 PARU DANS LE DROIT DE VIVRE n°614, juin 2006 AUTOUR DE RAPHAEL LEMKIN Par Barbara Lefebvre (commission éducation) P

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