INTERVENTION DE MYKOLA CUZIN , au MEMORIAL à LYON le 24.11.2007

mercredi 28 novembre 2007.
 

Témoignage de Dmytro TROKHYMOVYTCH ( région de Kyïv ) :

« Le cimetière se trouvait juste derrière notre potager. Le Soviet rural donnait un kilo de pain et un demi-litre de lait à ceux qui creusaient les grandes fosses pour enterrer les morts de faim. Et les paysans creusaient de larges fosses : on amenait des cadavres par charretées entières. Peu avaient la force d’amener eux-mêmes leurs parents morts. Mais même ceux-la ne les enterraient pas, les laissant simplement au milieu du cimetière, parce que le lendemain c’est eux qu’on allait amener ici. M’est resté en mémoire une fille de 9-10 ans, avec des nattes blondes et des yeux très bleus, où le ciel se mirait. Parce que les yeux des morts de faim ne se ferment pas, il faut que quelqu’un le fasse et personne ne le faisait, personne n’en avait cure. Je me souviens, aussi, des mort assis sous la palissade, la main tendue ; ils mendiaient et se sont raidis la main toujours tendue. »

Votre Excellence, Monseigneur, Révérend Père Mesdames et messieurs les représentants consulaires, Messieurs les sénateurs, Mesdames et messieurs les élus, Chers amis,

En ce 24 Novembre 2007, la commémoration du 75 em. Anniversaire du Holodomor - la famine génocidaire qui frappa l’Ukraine dans les années 1932-33 - marque le début d’une année qui verra se succéder jusqu’en Novembre 2008 et sur le 5 continents, les conférences, les séminaires, les expositions, les cérémonies... pour en finir avec l’ignorance, les mensonges, le négationnisme, pour qu’enfin le monde reconnaisse au-delà des faits désormais clairement établis la nature exacte du crime perpétré contre le peuple ukrainien. Dans l’esprit des survivants et dans celui de leurs descendants, la mémoire du Holodomor est une ombre permanente. Elle est en nous, au plus profond de notre âme. Les évènements sont anciens mais les blessures sont encore fraîches. Comme la tragédie à laquelle il a trait, ce jour de commémoration présente de multiples facettes.

Ce jour est avant tout un jour de deuil. Un deuil non accompli cependant, puisque comme je vous le rappelais à l’instant, à l’heure où je vous parle la communauté internationale peine encore à donner au crime qui en a été la cause son véritable nom. Mais un deuil si lourd pourtant. Celui d’une nation tout entière dont le pouvoir stalinien a voulu effacer des consciences jusqu’au moindre souvenir en poussant à son paroxysme une logique de collectivisation devenue par le fait d’une volonté délibérée une arme de destruction massive. Le deuil de ces 8 à 10 millions de personnes victimes innocentes, pillées, expropriées, déportées, fusillées , affamées puis brûlées dans des fosses communes, au bord des voies ferrées ou souvent laissées sans sépulture. Et parmi ces victimes, enfin, le deuil indicible de nos trois millions et demi d’enfants - le ferment et l’avenir de la nation ukrainienne - sacrifiés pour la gloire du communisme soviétique. Que dire du sort réservé à ces centaines de milliers d’enfants orphelins, rescapés presque malgré eux, rassemblés en bandes de petits pillards désespérés et pourchassés comme des parasites par les milices et l’armée ? Sombres années en vérité, où l’horreur côtoyait l’effroyable, où les notions de compassion et d’humanité étaient réduites à l’état de pures abstractions. Un élu local ukrainien s’exprimait ainsi récemment au sujet de ces évènements : « Si on allumait une bougie pour chaque âme défunte, toute l’Ukraine serait en flammes. »

Pourtant, ce jour est aussi un jour de renaissance : au cours des années 30, en préambule, pendant puis en conclusion du Holodomor, l’Ukraine a subi la destruction quasi-totale de sa langue, de sa culture et de ses traditions, la disparition massive de ses élites intellectuelles, de ses artistes, enseignants et ecclésiastiques. La seconde Guerre mondiale lui a imposé une nouvelle saignée de 8 millions de personnes. Les années 50 et 60 ont été particulièrement difficiles derrière le rideau de fer et dans les goulags.

Malgré tout, la mémoire du Holodomor a été maintenue coûte que coûte dans les catacombes, dans le secret des familles, à travers les générations, par-delà les réticences bien naturelles des survivants, leur envie parfois de tout oublier pour -peut-être - vivre normalement, alors même que les archives restaient totalement inaccessibles et le monde libre obstinément amnésique. L’indépendance de l’Ukraine en 1991 a indubitablement permis à la parole et aux souvenirs de se libérer, et à la conscience collective de se définir, de se reconstruire autour de ce drame trop longtemps enfoui.

De ce fait, ce jour est aussi un jour d’espoir, l’espoir d’une Nation qui, forte des lois adoptées ces dernières années par son Parlement pour reconnaître le génocide et en pénaliser la négation, forte du soutien apporté par les corps législatifs de plusieurs pays ( dont la Hongrie , la Pologne, la Lituanie, l’Australie, l’Argentine, l’Espagne, le Canada...) demande avec l’insistance que lui confère la légitimité de son combat pour le droit à l’histoire et à la mémoire la reconnaissance par les Nations unies du Holodomor en tant que crime de génocide selon les termes de la CONVENTION de 1948. Bien entendu, les réticences restent nombreuses, souvent teintées de considérations géopolitiques fort éloignées des notions de Vérité et de Justice. Le nœud du problème est bien là. Parler du Holodomor c’est parler de l’impérialisme russe, l’ancien qui en a été la cause directe et le moderne qui dissimule mal ses intentions de revanche. Comment, en effet, ne pas repenser à la guerre du gaz initiée par la toute puissante Russie de V . POUTINE , fin 2006 ? Comment ignorer l’accent que cette guerre a mis sur la lourde dépendance énergétique de l’Europe ?

Alors oui, finalement, ce jour doit aussi être un jour de vigilance... Vigilance pour cette Russie qui s’apprête à vivre dans la crainte des élections législatives aux résultats connus d’avance, avec une opposition mise sous l’étouffoir, totalement muselée et un président sortant qui revendique son admiration pour la grandeur de l’héritage stalinien de sinistre mémoire. La journaliste Anna Politkovskaïa en a payé le prix fort, il y a tout juste un an. Vigilance, aussi, parce que les rues de LYON bruissent encore des récents échos du négationnisme du génocide arménien. Vigilance toujours, parce que les avortons des phalanges ont à nouveau donné de la voix il y a quelques semaines en Espagne. Vigilance, enfin, face à ces croix gammées qui s’affichent outrageusement dans certains stades de football d’Europe. Aujourd’hui, nous commémorons bien le 75 em. Anniversaire du Holodomor, mais soyez assurés que ce que demande l’Ukraine a une portée universelle. Permettez-moi pour en donner l’illustration et ainsi conclure de reprendre les termes du Président ukrainien V. Iouchtchenko : « Je m’adresse à vous au nom d’une nation qui a perdu près de 10 millions de personnes, victimes du Génocide-Holodomor. Nous demandons avec insistance que le monde prenne conscience de la vérité sur tous les crimes commis contre l’humanité : c’est le seul moyen pour assurer que les criminels ne soient plus désormais enhardis par l’indifférence. »

Merci à vous tous.

Mykola CUZIN