UN PEUPLE A ABATTRE

samedi 27 février 2010.
 

Longtemps occultées, l’histoire et plus encore l’interprétation de la Grande Famine de 1933 demeurent à ce jour un sujet de polémique. Dans cet article extrait de son intervention à la Penn State University de Philadelphie, l’écrivain ukrainien Mykola Ryabchuk nous livre ses réflexions sur l’épisode le plus tragique de l’histoire ukrainienne.

L’abominable événement, quel que soit le vocable employé pour le définir (holocauste ukrainien, famine artificielle ou terreur-famine) comprend deux aspects aussi différents qu’importants. En examinant de plus près ces deux aspects, les faits qui se sont déroulés en Ukraine dans les années 1932-1933 nous apparaissent de manière plus nette. Quel en est le principal message, pour nous qui avons eu la chance de naître sous de meilleurs auspices ?

Tout d’abord, l’aspect politique en ressort très clairement. Ainsi que le professeur Naïdan l’a justement formulé, le régime communiste a fait tout son possible pour éliminer les Ukrainiens en tant que nation, non seulement en les rayant de la carte, mais en les effaçant de l’Histoire, de la mémoire des peuples, de la conscience humaine. Il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour en faire une nation cachée, formule-titre d’un ouvrage d’Adrian Karatnytsky.

Comment se peut-il que presque dix millions de personnes soient mortes de faim en Europe au XXe s. sans qu’on le note, sans qu’on l’inscrive (selon l’expression de Robert Conquest) dans l’opinion publique occidentale ?

Il y eut deux holocaustes pratiqués à grande échelle au XXe s. en Europe, l’un commis par les Nazis contre les Juifs, l’autre par les Bolcheviks contre les Ukrainiens. Le premier est manifeste, largement médiatisé et reconnu, tandis que le second demeure voilé, ignoré par les médias et, jusqu’à il y a peu, non-reconnu. De nos jours encore, beaucoup de « post-soviétologues » s’efforcent de mettre l’accent non pas sur l’holocauste occulté, mais sur l’aspect lutte des classes ; non pas sur le génocide commis par le régime russo-bolchevique contre les Ukrainiens, mais sur la terreur pratiquée par les Soviétiques contre leur « propre » peuple, une terreur qui serait analogue à celle de la Chine des années 60 ou du Kampuchéa au Cambodge dans les années 70.

Évidemment, ni les Nazis ni les Bolcheviks n’ont considéré le génocide comme leur principal objectif ; il n’a été qu’un moyen parmi tant d’autres de réaliser leur utopique projet de société. Dans les deux cas, ces régimes totalitaires durent trouver une solution finale face aux minorités nationales qui se trouvaient sur le territoire de leur empire : la question juive dans le troisième Reich et la question ukrainienne dans la « Troisième Rome »(1). Les approches prussienne et russe, bien que distinctes dans leur forme, furent semblables en leur essence. À ce propos, Khrouchtchev fut un jour témoin de la contrariété exprimée par Staline : « Les Ukrainiens, malheureusement, sont trop nombreux pour qu’on les déporte en Sibérie ». Ils furent donc tués dans leurs villages.

Les raisons pour lesquelles les Nazis prirent en haine les Juifs sont largement commentées ; l’une des meilleures explications se trouve dans le livre d’Annah Arendt, Les Origines du Totalitarisme. Les raisons pour lesquelles les Bolcheviques firent de même avec les Ukrainiens sont déjà moins claires : le terme de lutte des classes n’étant qu’un doux euphémisme qui désigne en fait un processus bien plus profond et déterminant, survenu en Russie soviétique, prétendument Union Soviétique, à savoir : la restauration et l’expansion de l’empire russe.

Or les Ukrainiens ont fait figure de principal obstacle à ce processus : premièrement en tant que principale minorité nationale de l’Empire russe (puis soviéto-russe) ; deuxièmement, en tant que propriétaire du territoire le plus riche (en terme économique et géopolitique) ; et, troisièmement, en tant que principal, pour ne pas dire unique héritier de l’empire Ruthéno-Kiévien (2), ce dernier point étant le plus important (je dirais même que c’est la clé du problème, sans quoi il pourrait paraître irrationnel ou improbable). [voir l’article]

C’est que les Ukrainiens, en affirmant leur existence en tant que nation distincte, défient le mythe le plus fondamental de la conscience historique russe : le mythe d’un État millénaire, d’une culture millénaire, à l’instar du sacro-saint Reich qui était censé durer mille ans. L’identité impériale russe se trouve sévèrement altérée par l’existence attestée de quelques « indigènes » ukrainiens sur le territoire de l’ancien empire ruthène, sur son espace géographique et historique. Mais qui sont donc ces Ukrainiens, et d’où viennent-ils ?

Des siècles durant, les Russes ont affirmé que les Ukrainiens n’étaient qu’une branche de la famille grand-russienne, tout juste un groupe ethnique du sud-ouest parlant son dialecte « petit-russien », mais dès que la nation moderne ukrainienne apparut (dans les années 1920, ce processus était arrivé à maturité, les différents obstacles ne pouvant plus résister), l’empire russe sous son avatar bolchevique intervint de manière radicale. Il ne s’agissait pas seulement de nationalisme, ni même de séparatisme. Il en dépendait et il en dépend toujours de l’existence même le l’empire russe à travers la clé de voûte de sa mythologie. L’héritage ruthéno-kiévien ne pouvait ni être partagé, ni être aliéné. Si cette conception devait perdurer, le droit revendiqué par les Russes à un empire temporairement expansif perdrait toute légitimité.

En effet, les Russes n’ont le choix qu’entre deux alternatives : ou bien créer un État-Nation moderne, ou bien refonder un empire archaïque. Dans le premier cas, ils peuvent changer leur identité, abandonner tout appétit et stéréotypes impériaux et laisser les Ukrainiens comme ils sont, là où ils sont. C’est la méthode la plus coûteuse, mais en même temps la plus prometteuse, défendue par une poignée de démocrates russes et occidentaux, dont l’un d’eux a récemment défini la chose comme suit : « Une Ukraine indépendante mettant fin à l’empire russe permet à la Russie, comme nation et comme État, de devenir démocratique et européenne » (Zbigniew Brzezinski).

Mais pour suivre le deuxième scénario, les Russes devraient éliminer les Ukrainiens, aussi bien de l’histoire que de la géographie. Ce ne fut pas chose aisée par le passé, ça ne le serait pas moins aujourd’hui. Depuis que les Ukrainiens ont cessé d’être une nation cachée, le seul moyen de les éliminer serait de les tuer. Un peu comme dans les contes médiévaux où un fils illégitime cherche à supprimer son demi-frère pour en récupérer l’héritage paternel et, par-dessus tout, le titre.

L’holocauste ukrainien de 1932-1933 est horrible, mais, dans les faits, il n’est que l’indice partiel d’un combat qui se tient en ce moment même. Aussi longtemps que les Russes voudront bâtir leur identité sur la base de mythes historiques provenant d’un héritage illégitime, les Ukrainiens ne pourront jamais se sentir en sécurité. Il n’y a pas de place pour un empire russe et une nation ukrainienne sur une même carte.

L’autre aspect et enseignement de l’holocauste de 1932-1933 pourrait être qualifié d’« humain » ou d’« humanitaire ». Assez paradoxalement, ces évènements nous apportent non seulement l’évidence d’une brutalité empreinte de haine et de bestialité, mais aussi celle d’un comportement humain et inhumain (incluant le cannibalisme) avec des exemples frappants de compassion humaine, de solidarité et de sacrifice.

Les documents sur la famine sont aujourd’hui fort rares, à cause du voile dont les Soviétiques recouvrirent l’holocauste ukrainien ; il nous faudrait en découvrir davantage sur les simples paysans qui secrètement aidèrent leurs compatriotes, les Koulaks, en dépit de strictes interdictions ; ou bien sur ceux qui, parmi les soldats, membres du Komsomol ou du parti, furent moins appliqués à confisquer le grain exigé par leurs chefs ; ou encore sur les citadins qui nonobstant leur propre pauvreté essayèrent de secourir des paysans ukrainiens aux abois, et en particulier sur ceux qui aidèrent les enfants ayant pu rejoindre les villes malgré la vigilance policière. Il y eut des gens de toute sorte, de différentes nationalités - Russes, Juifs ou Ukrainiens russifiés -, mais tous devraient être reconnus pour avoir sauvé des Ukrainiens de la terreur bolchevique au péril de leur vie. Ils devraient être reconnus par les Ukrainiens en tant que Justes (ainsi que les Gentils, reconnus comme Justes (3) par les Juifs). Ce serait la manière la plus appropriée de la part du gouvernement ukrainien de célébrer leur acte de bravoure.

Un autre aspect devrait être également mentionné ici, bien qu’il soit davantage métaphysique et difficilement vérifiable. Plus je pense à cette tragédie, plus j’y entrevois un sur-sens. Dans une certaine mesure, on pourrait y voir une épreuve divine, comme celle de Jonas dans la Bible. Mais pour nous, simples mortels, elle ressemble davantage à un « retour de bâton » de l’Histoire contre les paysans ukrainiens, qui laissèrent passer leur chance en 1917-1920, la plupart ayant trahi la révolution ukrainienne en considérant naïvement ces évènements barbares comme extérieurs à leur petit pré carré.

Je ne connais aucune famille en Ukraine orientale qui n’ait été touchée par la famine. Ma mère qui vivait dans la région de Kharkiv perdit tous ses frères et sœurs en 1933 ; ma belle-mère, de la région de Kyïv (Kiev), perdit elle aussi toute sa famille. Mais je sais aussi qu’avant que nos parents ne meurent en 1933, nos grands-parents désertèrent en masse les rangs de l’Armée nationale ukrainienne en 1918-1919, laissant la République démocratique ukrainienne (UNR) sans défense face à l’invasion bolchevique. Quinze ans plus tard, ils eurent tout loisir d’apprécier, avec leurs enfants, les marques de "gratitude" bolcheviques.

De nos jours encore nous payons l’addition, et nos enfants la payeront tout autant. Je ne crois pas en la revanche, mais je crois aux leçons de l’Histoire.

Traduit de l’anglais par NSM publié dans KATCHKA

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