TEMOIGNAGE D’UN SURVIVANT, TEMOIN DU HOLODOMOR

Monday 22 November 2010.
 

Holodomor, le témoignage d’un survivant Paris.

Quelque part dans un appartement de la capitale, un survivant de la Grande Famine se souvient pour “Katchka” des atrocités de 1933... Soixante-dix ans après les faits, le récit poignant de M. Mykolenko. Je suis né à dans un village de la région de Kyïv (Kiev), mon père était menuisier ; nous étions trois enfants dans notre famille, mes deux sœurs aînées aujourd’hui décédées et moi-même avons été les seuls à survivre à la famine de 1932-33. Mon père ne possédait pas beaucoup de terres et vivait de son métier. Il fabriquait des meubles, réparait les tonneaux et tout ce qui était utile à l’agriculture. En outre, il exploitait un moulin avec un voisin. Mes parents avaient aussi une vache, un cochon, des volailles.

Avec l’apparition de la collectivisation, toutes les terres furent expropriées et données au kolkhoze. Non seulement les terres, mais également les gens, forcés d’y travailler par le régime soviétique. En 1932, toutes les personnes qui stockaient du pain ont commencé à disparaître, on les emmenait dans des endroits spéciaux, puis au paradis... 1932 n’était pas encore la pire année, mais en 1933, ils ont pris tout ce qu’il restait, tout ce qu’on avait pu cacher, et les gens mourraient de plus en plus de faim. Mes parents sont morts en 1933, c’était très difficile, car il n’y avait rien à manger, nous mangions tout ce que l’on pouvait, les racines, ce qu’il restait dans les champs. Nous avons passé l’hiver en mangeant des pommes de terre et des betteraves gelées. Ensuite, nous avons mangé les écorces d’arbres, surtout de tilleul, car son écorce était plus douce. On la séchait, on en faisait de la poudre pour en faire des lipiochky. On enflait bien sûr, notamment des jambes à cause de cette nourriture et de la faim : les produits étaient pourris et malgré tout, nous avons survécu mes sœurs et moi, on a passé 1933.

Le printemps 1933 fut pourtant une saison de morts massives. Il n’y avait plus de place dans les cimetières pour enterrer les gens. J’étais encore l’année dernière dans le cimetière en Ukraine où sont enterrés mes parents, mais nous ne savons pas où exactement. Les villageois emportaient un mort de leur famille, lui creusait un trou, mais le temps de ramener la dépouille, il y avait souvent deux ou trois nouveaux corps dans la tombe. Le cimetière était ravagé dans tous les sens, comme après un bombardement. Mes sœurs sont aujourd’hui décédées, mais ignoraient également l’emplacement de la tombe de mes parents, sans monument. C’était le printemps 1933.

En fait, en ce temps là, j’avais dix ans, que pouvais-je faire ? Quelle réaction pouvais-je avoir quand il fallait trouver n’importe quoi pour survivre ? D’après les livres et ce qu’on raconte, il y avait des morts dans les villes, moi je suis paysan, je ne l’ai pas vu de mes propres yeux, mais je parle de mon village, de ma rue. Mais je ne pouvais pas avoir d’impression bien précise, ou réaliser, parce que j’étais encore enfant.

Je me souviens de ceux qui confisquaient le pain et jusqu’à la dernière poignée de grain. Ce n’était pas Staline ou Molotov, mais les nôtres, les habitants du même village, on les appelait les «activistes». Ils extirpaient tout le pain de maison en maison sous la pression des émissaires de Moscou ou de Leningrad qui avaient des bottes et de courtes vestes en cuir. On voyait bien que ces Russes n’avaient pas faim...

Comment une personne affamée, étendue les jambes enflées, pouvait-elle opposer une quelconque résistante, lorsqu’à l’agonie elle ne peut que prier ? Dans mon village en tout cas, personne ne résistait. Je suis resté dans mon village jusqu’en 1942 avant de quitter l’Ukraine pour la France à l’âge de 19 ans. Jusqu’à ce moment, personne ne parlait même de la famine, pas même les survivants, comme si elle n’avait jamais existé. Comment dans ces conditions peut-on parler de résistance ? Lorsque le peuple est ainsi éduqué et apprend à se taire, à ne pas se souvenir que dix ans auparavant il a eu faim...

De 1934 à 1937, il y eut les «rafles» du NKVD, le Commissariat Populaire des Affaires Intérieures, qui emmenait des villageois on ne sait où.

Ils disparaissaient ainsi jusqu’à ce qu’éclate la guerre en 1941 et que l’on prenne conscience qu’ils avaient certainement été déportés, torturés puis tués quelque part en Sibérie. Il s’agissait probablement de nationalistes ukrainiens et de leurs sympathisants qui avaient pris part au grand soulèvement contre les bolcheviques dans mon village de Medvyn en 1920. Ceux-là surtout étaient déportés, car ils résistaient à ceux qui prenaient les restes de pain, ils ne voulaient pas les donner à l’État bien sûr et les cachaient. Mais je suis né trois ans après ce soulèvement donc je n’ai pas vu de mes propres yeux les agissements des rebelles.

Dans mon village, il n’y avait pas de riches, tous avaient été tués dans les villes et dans les villages pendant la Révolution et la guerre civile. Il n’y avait plus beaucoup de koulaks en ces temps-là déjà, encore moins pendant la famine, quasiment aucun à vrai dire, tous ayant été tués auparavant. Lorsque je parle de ces Ukrainiens qui ont été déportés, je ne pense pas qu’ils étaient riches, ils étaient comme nous et comme tous les autres. Notre village n’était pas très riche et tous les paysans vivaient plus ou moins normalement.

A la venue du printemps, chacun cherchait à survivre en mangeant des fleurs d’acacia ou des épis verts pas encore mûrs lorsque le blé commençait à grandir. On les cueillait, les séchait, puis on en faisait de la farine et cela donnait un peu de pain. Mais aucune entraide n’était possible malheureusement. L’Amérique savait ce qui se passait, même l’Ukraine de l’Ouest le savait. Ils auraient pu aider les gens, mais Staline niait l’existence de la famine en Ukraine et refusait toute aide. Il organisa cette famine délibérément pour que les gens meurent de faim, mais entre nous on ne pouvait s’entraider. Comment mon voisin pouvait m’aider s’il était comme moi ? Il avait faim, il avait les jambes enflées, de même, comment pouvais-je l’aider ? Le plus souvent, il n’y avait même personne pour prendre ceux qui mourraient pour les emporter au cimetière.

Je suis retourné en Ukraine en 1992, après la chute de l’URSS, cinquante ans après mon arrivée en France. J’habitais Paris où la liberté était bien plus grande qu’en Ukraine, sous le régime soviétique. Pendant tout ce temps-là, ce régime ne voulait pas admettre l’existence de la famine, il proclamait sans cesse à travers le monde que le citoyen soviétique était le plus heureux, que son enfance était la plus heureuse.

Les gens étaient éduqués par cette propagande, il ne fallait par conséquent surtout pas parler de la Famine bien qu’ils savaient... mais il fallait se taire et oublier petit à petit, certains ont oublié. Ma sœur restée en Ukraine et décédée il n’y a pas longtemps, affirmait que nos parents n’étaient pas morts de faim. Pouvez-vous vous imaginer ? Ils sont morts au printemps 33 et elle soutenait que son père et sa mère n’étaient pas morts de faim alors qu’elle avait douze ans de plus que moi. Elle le savait bien, mais ils lui ont bourré le crâne comme à beaucoup d’autres, en prétextant la mort naturelle, la maladie et les épidémies pour expliquer ce carnage. C’est seulement parce que l’Union soviétique avant sa chute a commencé à reconnaître et à comprendre qu’il y avait la famine, qu’on en parle aujourd’hui.

Je ne peux pas oublier. Lorsque mon fils vivait avec ses parents et qu’il ne voulait pas manger, je lui disais que si nous étions en 1933, il mangerait bien !

Malheureusement, tous ceux qui sont maintenant dans les villes, les députés et les ministres encore éduqués et intoxiqués par le régime de Staline et de Brejnev réfléchissent à la manière soviétique et ne s’occupent pas de mettre en lumière la vérité. En fin de compte, il existe un monument consacré aux victimes de la Famine, mais tout petit, ils l’ont dressé dans un endroit où personne ne le voit. Il faut faire quelque chose de plus grand. Mais qui va le faire ?... Koutchma ? C’est le même communiste que tous ceux qui l’entourent. Ils vivaient bien déjà à l’époque soviétique et continuent à bien vivre.


Reply to this article