28.11.2015 - Témoignage de Sofika PERETIATKO sur le Génocide de 1932/33 en UKRAINE

jeudi 14 janvier 2016.
 

Témoignage de Sofika Peretiatko

« En 1932, ma grand-mère Tania avait 13 ans. Elle habitait à Teleshivka, un petit village d’Ukraine centrale, à une centaine de kilomètres de Kiev. Elle m’a raconté ce qui s’est passé dans ce village.

La famille de Tania était nombreuse : elle avait 11 frères et sœurs. Toute la famille a survécu. On peut se demander pourquoi, alors que dans les maisons voisines, les gens mouraient de faim. Ma grand-mère m’a dit que sa famille a survécu parce qu’ils étaient pauvres, donc habitués à se contenter de peu...les quelques céréales qu’ils cultivaient dans leur champ étaient leur seule nourriture.

En automne de 1932, les communistes sont arrivés, et ils ont tout pris : le blé, les autres céréales, qui en Ukraine, sont la base de l’alimentation des gens, les autres provisions déjà préparées pour survivre en hiver, les outils, ...et ceux qui tuaient quelque animal pour le manger, ils étaient aussitôt exécutés sur place. Mais la mère de Tania avait été avertie : elle était prête à résister, au péril de sa vie. Elle a caché un seau de blé dans la cheminée, elle a recouvert le seau avec de la paille... Grâce à ce seau de blé, la famille a pu survivre quelques semaines...mais, bientôt, il a fallu trouver autre chose. Si les communistes avaient pris la réserve de pommes de terre, et tous les épis de maïs qui étaient accrochés aux poutres à l’intérieur de la maison, Ils n’avaient pas pris les betteraves qu’on donne aux animaux ! Et ils avaient aussi laissé cet arbre sauvage appelé kalina en Ukrainien, un petit arbre couvert de fruits rouges qui poussait près de la maison, et qu’on appelle « obier » en Français. Non, ils ont délaissé cet arbre qu’ils considéraient aussi inutile que de l’herbe... Mais la maman de Tania a donné tous les jours quelques grains de kalina à chacun de ses enfants. On était en hiver, ces baies rouges ont apporté à chacun la petite dose de vitamines nécessaires pour survivre. Ainsi, c’est grâce aux betteraves fourragères et à kalina que la famille a survécu.

L’hiver 32-33 fut très difficile. Le seau de blé était vide depuis longtemps...aussi, on allait, au risque d’être arrêté, dans les champs du kolkhoze pour ramasser les petites pommes de terre gelées... La maman de Tania mettait ces pommes de terre gelées à sécher dans la cheminée. Elle en faisait une sorte de farine avec laquelle elle préparait des petites croquettes très sèches et de la poudre, pour épaissir la soupe à l’eau. Le plus difficile, ce fut le début du printemps 1933. Il n’y avait plus rien à manger. Les petits frères de Tania avaient déjà le ventre ballonné. Ils n’avaient plus la force de se tenir debout. Aussi, quand l’herbe a commencé à repousser autour de la maison, ces petits enfants sortaient en rampant sur le sol comme des bébés, et ils mangeaient les jeunes pousses d’herbe.

Comme la plupart des gens du village, le père de Tania était un paysan libre, il avait toujours refusé de travailler au kolkhoze. Holodomor, ce génocide par la faim, avait été fabriqué pour briser la résistance des paysans ukrainiens, les obliger à travailler pour l’état communiste.

Or, le chef du kolkhoze de Teleshivka, était un homme bon. Un jour d’hiver, qu’il n’y avait pas beaucoup de travail au kolkhoze, cet homme dit aux gens du village : « Je vous invite à venir au kolkhoze ». Cet homme avait préparé une boisson nommée balanda, c’était de la farine mélangée à de l’eau. Il dit aux villageois : « Pour une journée de travail au kolkhoze, le salaire sera un demi-litre de balanda ». C’est pourquoi le père de Tania est allé travailler là-bas, avec sa fille aînée. Mais ils devaient consommer la balanda sur place...

Un jour, au printemps, après l’hiver d’Holodomor, cet homme généreux a été arrêté. Il a disparu. Et personne ne sait ce qu’il est devenu.

Les communistes interdisaient aux villageois de quitter le village. Beaucoup de familles sont mortes de faim dans les maisons voisines. On ne sait pas aujourd’hui où sont enterrées toutes ces victimes. Après Holodomor, beaucoup de gens nouveaux, des biélorusses et des russes sont venus pour s’installer dans toutes les maisons vides. Et le village a changé totalement.

Si vous allez à Kiev, il faut visiter le Mémorial dédié à Holodomor qui surplombe le Dniepr. Dans la crypte, on peut consulter les livres où sont écrits, village par village, les noms des millions de victimes de cette famine organisée par le stalinisme...

A la fin du printemps 1933, les proches voisins de Tania sont morts de faim à leur tour. Dans la maison d’à côté, une femme a mangé sa fille. Cette femme est devenue folle. On ne sait pas si elle a mangé sa fille parce qu’elle était folle ou si elle est devenue folle après l’avoir fait...

Voilà ce que ma grand-mère Tania m’a raconté. Elle est morte à 80 ans, la veille de l’an 2000. J’ai compris alors pourquoi elle mangeait du pain avec tout ! Quand elle mangeait des cerises, des pastèques, des pommes de terre, du lait, des noix ou de la soupe, elle mangeait toujours du pain...

Un jour, je lui ai demandé ce que devenaient les grandes quantités de nourriture réquisitionnées par les communistes. Tania m’a répondu : « Ils en faisaient des grands tas, et ils les laissaient pourrir. »


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