Entretien avec Bénédicte Banet, documentariste, directrice du projet « Holodomor, le génocide oublié »

lundi 18 avril 2011.
 

Vous préparez un film documentaire sur la Famine Génocide de 1932-1933, quelles sont vos motivations ?

C’est en réalisant un autre film que j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire de l’Ukraine. C’était un film sur les journalistes étrangers qui, fuyant leur pays étaient venus se réfugier en France, la plupart du temps pour sauver leur vie. L’un d’entre eux était un journaliste ukrainien travaillant sous la période de Koutchma. La traductrice de ce journaliste, Lisa Centkievitz, m’a alors fait découvrir différentes facettes de l’Ukraine en me faisant rencontrer des chercheurs français d’origine ukrainienne et m’a servi de guide lors d’un premier voyage d’étude dans ce pays. J’ai pu faire la connaissance de journalistes, philosophes, Volodymyr Esypok (un bandouriste) et le chanteur du groupe Tapak. Je n’ai aucun lien familial avec l’Ukraine ou même avec un autre pays de l’Est. Je suis née dans les Cévennes, ma famille est savoyarde et je vis à Paris depuis mes 19 ans. Mon intérêt pour l’Ukraine est né de ma rencontre avec un pays mais surtout un peuple, un peuple qui essaye de se réapproprier son histoire pour construire l’avenir, un peuple qui a souffert de façon inimaginable. Comme la plupart des français, j’avais, avant cette prise de conscience de l’identité ukrainienne, une vision qui mélangeait Russie et Ukraine. Dans mes recherches j’ai découvert les différentes famines et particulièrement celle de 1932-1933.

J’ai été frappée qu’une famine ayant fait sept millions de morts soit passée inaperçue ; au début de l’année 33, 25000 personnes mouraient chaque jour. Chaque fois que je parlais du Holodomor autour de moi, personne ne connaissait cet événement. Les films réalisés sur ce sujet, l’étaient soit par des Ukrainiens, soit par des cinéastes appartenant à la diaspora ukrainienne. En Ukraine, le Holodomor était un sujet tabou sous le régime soviétique et il a fallu attendre ces dernières années et la Révolution Orange pour qu’il y ait des commémorations et des monuments. Or l’Ukraine d’aujourd’hui ne peut être comprise que par l’analyse de ce qui s’est passé sous le temps de Staline. Pour ces raisons j’ai décidé de m’investir dans ce travail de recherche sur le Holodomor pour réaliser un film documentaire.

Quelle approche comptez-vous privilégier pour appréhender la problématique du Holodomor ?

Lors de mes recherches il m’est apparu que le nombre de documents iconographiques sur le Holodomor étaient rares, les seules photos existantes avaient été prises par des diplomates étrangers ; quant aux films il n’y en avait pas. Lorsque je suis allée aux archives nationales cinématographiques à Kiev, on m’a sorti des photos de la famine de 1921-22 mais aucune sur 32-33, car il n’y en avait pas. On peut voir clairement sur les photos de 21-22 que la famine, bien réelle, était mise en scène pour les photographes. Lénine, qui voulait obtenir de l’aide de l’étranger, menait ainsi un "plan de communication" sur cette famine. Or pour celle de 32-33, la récolte avait été surabondante et sans la volonté politique de Staline de détruire l’âme du peuple ukrainien il n’y aurait pas eu de pénurie. Dès le début de la famine, Staline a bloqué toute divulgation d’informations. Les journalistes n’avaient pas le droit de se rendre en Ukraine. Par ailleurs, à cette époque, le communisme faisait illusion, et ces journalistes ne voulaient pas perdre, en critiquant le régime, un poste de correspondant à Moscou. Seul M. Duranty, un journaliste américain à qui les services secrets soviétiques faisait toute confiance, a pu se rendre en Ukraine. Il a divulgué à travers le monde entier de fausses informations alors qu’un document du Foreign Office révèle qu’à l’ambassade d’Angleterre, Duranty lui-même avait évoqué une famine faisant une dizaine de millions de victimes. Edouard Herriot fit un voyage officiel en Ukraine, mais il fut l’objet d’une véritable mystification de la part de Staline qui embaucha des acteurs pour jouer le rôle des Ukrainiens heureux ; j’ai des documents à ce sujet.

Dans ce documentaire, je ne veux donc pas utiliser des photos ou des films d’archives de 1921-22 pour évoquer le Holodomor. Pour palier à ce manque d’images, une dessinatrice qui est également infographiste va collaborer au film. En utilisant les témoignages et les récits historiques, elle va illustrer par des scènes animées les parties où les archives font défaut. Il s’agit dans ce film de démontrer la volonté d’un homme, Staline, d’éradiquer le nationalisme ukrainien par la destruction du peuple ukrainien. Staline craint la volonté d’indépendance de l’Ukraine, son opposition à la collectivisation, de plus le plan quinquennal de 1929 met en place un projet ambitieux d’industrialisation de l’URSS. Le « grenier à blé » des plaines noires d’Ukraine peut servir de monnaie d’échange pour les machines et le savoir-faire de l’Occident. Cette famine est un génocide. Je me permets de rappeler quelques phrases dites par Lemkin lors d’un discours prononcé en 1950 :

« ......si le programme soviétique est mené à son terme, si l’intelligentsia, les prêtres et les paysans sont tous éliminés, alors l’Ukraine sera aussi morte que si tous les Ukrainiens avaient été éliminés, dans la mesure où elle aura perdu l’essence même de ce qui a permis de maintenir et de développer dans le temps sa culture, ses convictions, ses valeurs communes, et ce qui l’a guidée et lui a donné une âme, ce qui a, en résumé, fait d’elle une Nation et non pas simplement une masse de population. »

Le film s’attachera à replacer le Holodomor dans son contexte historique, de la première famine jusqu’à la deuxième guerre mondiale, en évoquant en outre les purges de 1936-38.

Avez-vous déjà commencé le tournage ?

Philippe Naumiak avec l’aide de sa sœur Anne-Marie a recueilli des témoignages du Holodomor dans le village de son père et souhaite les publier. Il y a un an, lorsque j’ai pris contact avec lui, il m’a dit : « Aux vacances de Pâques j’emmène mon père dans son village natal » ; son père, Vitaliy, avait sept ans pendant le Holodomor. Je lui ai répondu spontanément sans trop réfléchir à l’aspect financier de la mise en œuvre d’un tournage : « Puis-je partir avec vous avec une équipe ? » Et c’est comme cela que l’aventure a commencé. Je suis partie avec une équipe réduite composée de Janette pour la production et les photos, Jorge pour la prise de son et la lumière. Anne-Marie, la fille de Vitalyi vivant au Canada, nous a rejoints à Kiev où une universitaire avait préparé tous nos entretiens. Ensuite nous sommes allés à Sobolivka, le village de Vitaliy. Qu’ils soient intellectuels ou paysans, tous les ukrainiens que nous avons rencontrés nous ont remerciés de nous intéresser au Holodomor, touchés par le fait qu’aucun de nous n’était d’origine ukrainienne. Pour certaines personnes des campagnes c’était la première fois qu’ils parlaient de cette famine. Là-bas on a découvert l’importance pour les Ukrainiens de faire ce film et on a pris conscience que ce n’était pas notre film mais le leur.

L’histoire a joué un mauvais tour aux Ukrainiens. Vu l’omerta imposée par les Russes depuis toujours, et malgré l’énergie dépensée par les Ukrainiens d’Ukraine ou de la diaspora, seulement dix pays reconnaissent le Holodomor comme un génocide. Cette non reconnaissance reste une plaie ouverte qui ne pourra se cicatriser que le jour où les Ukrainiens auront le sentiment que cette tragique période de leur histoire sera reconnue comme un génocide. Alors ils pourront en faire le deuil. Je tiens à remercier tous les Ukrainiens, ceux d’Ukraine et ceux de France, pour leur précieuse aide avant, pendant et après les tournages, car sans eux rien n’aurait été possible. Janette vient de commencer un blog pour tenir informées toutes les personnes qui s’intéressent au Holodomor, et à l’avancement de notre film. On y trouve la description de nos tournages, des liens avec d’autres articles, des commentaires sur notre projet.

A quel stade se situe votre projet ?

Il me reste à vendre ce sujet aux télévisions françaises et étrangères afin de faire mieux faire connaître le Holodomor dans le monde. Je dois retourner en hiver faire un autre tournage et encore un dernier pour recueillir des témoignages dans la région de Kharkiv. Il me reste également à me rendre dans d’autres pays pour interviewer des historiens qui pourront donner une dimension internationale au film et surtout la recherche d’archives dans plusieurs pays étrangers.

Pour l’instant, j’ai investi mon argent personnel dans ce projet et je suis arrivée aux limites du possible. Je n’ai pas l’argent nécessaire pour retourner en Ukraine. Actuellement, sans l’aide des Ukrainiens aucune traduction ne serait faite. C’est pourquoi une association va se créer autour de ce projet de documentaire afin de pouvoir soutenir financièrement le film. Nous envisageons de recueillir des fonds par le biais de donations ou de souscriptions, de créer des événements comme une exposition de peinture et de photos qui est prévue, ou toute autre idée...

L’association pourra travailler sur la reconnaissance du Holodomor comme génocide bien au-delà du film. D’ailleurs nous comptons avec la sortie du film faire un site internet afin de mettre en ligne tous les témoignages recueillis et les commentaires de chercheurs qui n’auront pu être intégrés dans le film. Pour moi c’est très important que l’aboutissement de ce travail ne s’arrête pas à quelques diffusions et projections.

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