(Dépêche du journaliste W. Duranty au New York Times , le 26 Novembre 1932 ) " C’est une grossière erreur d’exagérer la gravité de la situation. Les ukrainiens ont serré leur ceinture beaucoup plus que cela ne sera nécessaire cet hiver ".
(W. Strang à Sir J. Simon, Ambassade britannique de Moscou - Rapport diplomatique britannique n°50- 30 Septembre 1933 ) " Monsieur Walter Duranty pense qu’il est possible d’avancer le chiffre de 10 millions de morts en URSS ces dernière années, du fait de la famine ".
Mesdames et Messieurs, Chers collègues Parlementaires,
Ces deux citations , séparées l’une de l’autre d’à peine quelques mois, résument à elles seules tous les mensonges, atermoiements et tergiversations qui ont conduit le monde à ignorer pendant des décennies , et jusqu’à aujourd’hui encore, un massacre, un véritables génocide , perpétré contre le peuple ukrainien en 1932-33 par un régime stalinien alors en pleine ascension au terme d’un premier plan quinquennal bâclé. Les communautés ukrainiennes du monde entier ont commémoré le 70 em. anniversaire de cette tragédie en Novembre 2003, il y a tout juste six mois. Or, force est de constater que les échos de cette commémoration mondiale suscitée et appuyée par le Président ukrainien lui-même , sont restés extrêmement modestes dans la presse internationale . Jusqu’à présent, tout tend à confirmer l’analyse du journaliste américain Joseph SOBRAN qui parlait en 1997 d’un " holocauste oublié ", voire d’un " holocauste pardonné "Pour paraphraser l’ historien Benoist-Méchin s’exprimant au début du 20e siècle au sujet de l’Ukraine, on pourrait même rajouter que ce génocide se présente comme un véritable " fantôme " de l’Europe.
De nombreux indices , mais un crime " introuvable "
Pourtant, si l’on se reporte 70 ans en arrière, on s’apercevra vite que cette famine artificielle a laissé à l’époque de très nombreuses traces , aussi bien dans la presse internationale que dans les chancelleries du monde entier. Ceci ne pourra que nous interpeller d’autant plus quant à la sommes des efforts considérables qui ont dû être nécessaires pour endiguer les informations relatives au génocide… jusqu’à en effacer complètement l’idée même… Jugez plutôt : courant 33, de grands quotidiens comme Le Journal de Genève, The Chicago American, The Manchester Guardian, L’Ordre, Le Matin, Le Figaro, The Jewish Daily Forward, The Christian Science Monitor, L’Osservatore Romano... étalèrent pendant des semaines et en première page des articles d’analyse, des témoignages de rescapés et - plus rarement des photos - relatifs à la famine. Ceci fut rendu possible grâce à l’opiniâtreté et au courage de quelques journalistes occidentaux comme Gareth Jones, Malcom Muggeridge, William Henry Chamberlin , Eugène Lyons et Harry Lang. Or, il a suffi d’une voix discordante, celle du tristement célèbre W. Duranty, pour mettre au pas définitivement l’opinion internationale. Ce dernier officia pendant de nombreuses années en Russie en qualité de correspondant du New-York Times et, par le biais d’informations erronées et d’articles à la gloire du régime stalinien, parvint même à infléchir la politique étrangère de F.D. Roosevelt , ce qui lui valut plusieurs Prix Pulitzer. Il en vint à représenter l’archétype même du correspondant étranger à Moscou, dissimulant à peine son carriérisme et ses sympathies idéologiques. Car il faut bien dire qu’à part quelques irréductibles et intrépides, la majorité des journalistes admis sur place craignaient en permanence pour leurs visas et accréditations s’ils n’écrivaient pas des articles favorables au régime. Les autorités les avaient parqués dans des endroits précis, restreignant au maximum leurs déplacements , et allèrent même jusqu’à inventer de toutes pièces une affaire d’espionnage industriel au détriment d’ingénieurs anglais, afin de détourner l’attention de la presse internationale. Le fait que certains représentants de la presse internationale aient activement aidé les autorités soviétiques à dissimuler ce génocide est l’un des aspects les plus troublants de ces évènements. On pourrait reprendre à ce sujet le titre d’un ouvrage américain publié en 1983 : " The famine the TIMES couldn’t find " (i-e La famine que le Times n’a jamais pu trouver). Enfin, inutile de vous préciser que pendant toute la campagne de collectivisation/dékoulakisation la Pravda fut largement mise à contribution, alternant les analyses dithyrambiques de la situation économiques avec une reprise sans fards de la phraséologie soviétique : ( Pravda du 22/01/30 ) " Un des objets de la collectivisation est la destruction de la base sociale du nationalisme ukrainien. "
De leur côté, les ambassades , consulats et chancelleries furent tous atteints par le même syndrôme velléitaire : l’abondance de preuves tranchant au final avec l’absence apparente ou avérée de réaction ! Ils ne pouvaient cependant ignorer les appels à l’aide venus d’Ukraine ou des régions frontalières de la Pologne et relayés à tous les niveaux - religieux, politique, associatif… Ainsi le Cardinal - Archevêque de Vienne Théodore Innitzer demanda-t-il instamment en Août 33 " aux organisations mondiales qui servent le cause de l’humanité et de la justice " qu’une mission de secours soit organisée en urgence. De même , la SDN fut également interpellée par la voix de son Président le Docteur Mowinckel suite à la réception de très nombreux télégrammes concordants et au vote d’une motion à l’occasion du Congrès des Nationalités ayant précédé le Conseil de la SDN. La demande d’assistance fut finalement refusée en séance secrète au motif que le pays touché n’était pas membre de la SDN. Qui plus est, en réponse aux demandes de secours de l’Ukraine affamée, les agents soviétiques avaient pris soin de distribuer parmi les délégués de la SDN un diagramme statistique affirmant qu’en Ukraine l’agriculture était prospère et que toute nouvelle faisant état d’une famine ne pouvait être que controversée. Sur place, les consulats et ambassades italiens et allemands, les seuls admis en Ukraine à l’époque, disposaient d’informations de première main… ainsi Mme Henke, veuve du Consul d’Allemagne à Kyiv rapportant ses souvenirs : " Les journaux russes disaient qu’il y avait la famine en Allemagne et que tout était merveilleux en Russie. Alors je suis sortie du Consulat très choquée et j’ai pris des photos des cadavres ". L’Italie, par le biais de son Consulat à Kharkiv- alors capitale de l’Ukraine - obtint les meilleures informations. Le Consul Royal d’Italie Gradenigro, notamment, entretint une correspondance très abondante et édifiante avec le Ministère italien des affaires étrangères. L’essentiel de celle-ci fut repris ultérieurement et annexé au rapport de la Commission d’enquête américaine sur la famine ukrainienne remis au Congrès le 22 Avril 1988. Dans ses notes confidentielles, Gradenigro évoquait sans détour les révoltes paysannes, la répression impitoyable, l’anthropophagie fréquente, les épidémies... A en croire le Consul, il ne faisait aucun doute que la famine était artificielle et visait à modifier le tissu ethnique en Ukraine. Certains des dossiers compilés à l’époque ont depuis été retrouvés à Rome avec des annotations de la main de Mussolini. Les Anglais, quoique confinés à Moscou, n’étaient pas en reste , ainsi que le confirme le Livre Blanc de synthèse Le Foreign Office et la famine. Les correspondances de Strang et Simon sont sans équivoques , bien que teintées d’une retenue toute britannique et démontrent que Londres fut au courant de chaque étape du drame qui allait se jouer, depuis les débuts de la collectivisation jusqu’à l’envoi de paysans étrangers pour repeupler les campagnes désertées après la fin de la famine( en passant par les prêches haineux de Kataïevitch , l’idéologue de la collectivisation pour le Parti). Mais elle s’en tint tout le long à la position minimaliste qui prévoyait de n’intervenir que si les autorités soviétiques en faisaient officiellement la demande - autrement dit, de n’admettre que ce que la propagande voulait bien admettre - soit jamais rien en définitive !!! Cette position est fort bien résumée par cette esquive de Laurence Collier, officiel du Foreign Office en Juin 1934 : " La vérité est que , bien entendu , nous avons un certain nombre d’informations concernant la famine et qu’aucune interdiction de les révéler au public ne pèse sur nous. Nous allons cependant nous abstenir car le gouvernement soviétique pourrait en éprouver du ressentiment et nos relations s’en trouveraient détériorées. " Les Américains, quant à eux, ne disposaient d’aucune représentation en URSS mais n’en étaient pas dénués d’informations pour autant, bien au contraire. Il pouvaient compter pour cela sur leur réseau d’ambassades à travers le monde entier - notamment celle de Grèce - et surtout sur les très nombreux témoignages écrits parvenus en Amérique du Nord à l’immense diaspora ukrainienne. Avec toujours la même fin de non recevoir : " Je comprends votre inquiétude pour vos familles et vos amis en Ukraine. Malheureusement, il n’apparaît pas pour l’instant que le gouvernement puisse prendre des mesures appropriées pour soulager leurs souffrances ". réponse du secrétaire d’état aux affaires étrangères Cordell Hull, le 26/04/33(Prix Nobel de la Paix 45 et cofondateur de l’ONU ). La dernière charge fut donnée par E. Herriot alors Président de la Commission des affaires étrangères du Parlement. Invité à se rendre en Ukraine en Août 33 afin de renforcer les liens franco-soviétiques, il fut littéralement promené dans les campagnes, traversant des "villages Potemkine" repeints et repeuplés d’activistes à la hâte. On attendait de lui qu’il se comporte en ami utile... il se transforma en apologiste du régime, déclarant à la presse lyonnaise dès son retour : " Lorsque l’on soutient que l’Ukraine est dévastée par la famine, permettez-moi de hausser les épaules. " Comme l’écrivait fort justement la journaliste Muriel Pernin dans l’Hebdo-magazine suisse d’information du 21 Mai 92 : " Il aura suffi de quelques déclarations d’E. Herriot pour que finalement l’opinion politique internationale se permette de hausser les épaules avec lui. " La propagande soviétique n’avait plus qu’à transformer l’essai, ce qu’elle fit par la voix de Kalinine dans la Pravda en Décembre 33 : " Les tricheurs politiques proposent de venir en aide à l’Ukraine affamée... ce sont seulement les classes les plus défavorisées qui sont capables de produire des éléments d’un tel cynisme ". Staline, quant à lui, avait déjà commencer à dresser le bilan très positif de la réalisation du premier plan quinquennal dès Janvier 33 (il parlait de la capacité de la défense élevée " à la hauteur voulue ".) Au même moment, la famine atteignait son paroxysme avec 17 victimes par minute, 1000 par heure et 25 000 par jour , pour un bilan final estimé à 8 millions de morts dont 3.5 millions d’enfants. Dans le même temps, les exportations de grains à l’étranger étaient à peines ralenties ! Staline devait tout de même reconnaître en Août 42 devant Churchill qui lui demandait si la guerre était aussi difficile à gérer que la collectivisation : " Oh non ! La collectivisation a été un rude combat . C’était terrible. Cela a duré 4 ans et nous a coûté 10 millions de personnes ". Les remords ne devaient certainement l’étouffer, puisqu’il accepta à deux reprise le titre d’"Homme de l’année" décerné par le Time magazine. En attendant, il avait obtenu exactement ce qu’il souhaitait , puisque l’URSS fut admise à la SDN l’année suivante , nantie d’une reconnaissance internationale des USA et d’une aide financière conséquente généreusement attribuée par Roosevelt. Plus personne ne devait s’inquiéter davantage du sort des Ukrainiens . D’ailleurs, dans un éditorial du 18/09/33 la Gazette de Lausanne proposait déjà une analyse empreinte du réalisme cynique ambiant : " Si le peuple meurt de faim en Ukraine, le pays de l’abondance, le grenier de l’Europe, comme on se plaisait à l’appeler autrefois, c’est parce que les dirigeants soviétiques le veulent ainsi. Ils construisent leur " nouveau régime économique " sur des millions de cadavres et l’Europe assiste impassible à ce carnage sous prétexte qu’il ne convient pas de s’immiscer dans les affaires intérieures d’un état. "
Conclusion
En 1983, Guillaume Malaurie écrivait : " Si ,en 83, les peuples européens se devaient d’observer une minute de silence, c’eût été en souvenir d’un de leurs, supplicié clandestinement il y a un demi-siècle "… Aujourd’hui, j’aurais plutôt envie de dire : " quel avenir pour l’identité ukrainienne marquée au fer rouge par ce génocide ? " Le génocide ukrainien on l’a vu, c’est un énorme cadavre dans le placard de l’Europe que celle-ci s’est attachée à dissimuler dès son origine , développant une culture de l’amnésie à la hauteur du crime perpétré. Ce cadavre hante les chancelleries depuis lors et il va bien falloir lui donner une sépulture morale décente, faut de quoi l’Ukraine risque de végéter éternellement entre le marteau de la Russie - qui ne cesse de harceler ce qu’elle appelle son " étranger proche " et l’enclume d’une Europe désormais élargie qui n’a toujours pas décidé quoi faire de cet ancien pays cosaque qui l’a pourtant largement pourvue par le passé en princes et guerriers érigés en remparts contre les invasions. La Russie moderne n’a certes pas choisi son héritage, mais elle doit l’assumer au même titre que la Turquie. Il faut surtout qu’elle reçoive un signal fort de l’Europe tout entière, l’invitant à regarder son passé droit dans les yeux, afin de muer sa quête incessante de subsides en un véritable partenariat. Toute autre alternative ne pourrait que conduire à la multiplication des avatars de sa politique meurtrière en Tchétchénie. Les clefs d’une Europe de l’Atlantique à L’Oural se trouvent assurément en Ukraine. Le préambule de l’ancrage de l’Europe à l’est, afin de rééquilibrer l’ensemble, ne peut être que la reconnaissance du génocide ukrainien. Il le faut, afin d’en prévenir la réitération et de réaffirmer notre attachement à la dignité de la personne humaine. Il le faut pour que ces hommes, ces femmes, ces enfants ne soient pas mort spour rien ; il le faut parce que je suis père de famille et que je refuse de penser un seul instant qu’on ait pu obliger des millions de parents à supporter la lente agonie de leurs enfants sans que l’on se sente interpelé au plus haut point ; il le faut enfin - dans l’esprit de l’une des plus célèbres maximes connues par les détenus du Goulag : "Celui qui ayant recouvré la liberté demeurerait silencieux, qu’il soit maudit." Alors, chers collègues, je propose tout simplement que le Parlement français se saisisse enfin du dossier et fasse cas des nombreuses questions écrites qui lui ont été adressées ces derniers mois sur le sujet. Je propose la motion suivante : " La France reconnaît publiquement le génocide ukrainien de 1932-33. "
Merci à vous tous !
Mykola Cuzin Lyon, 15 mai 2004