HOLODOMOR : ce que la FRANCE et les français savaient en 1933 - E.THEVENIN 2005

mercredi 28 novembre 2007.
 


-  Des Français mal informés

L’opinion française est très mal informée de ce qui se passe alors en Ukraine. Les gouvernants français eux mêmes disposent d’une information indirecte quand elle n’est pas lacunaire ou faussée. On sait que les autorités soviétiques mettent tous leurs soins à cacher la famine. Les frontières de l’Ukraine sont étroitement surveillées par l’armée et les services de douane sont renforcés. Quand des étrangers finissent par obtenir l’autorisation de circuler à travers l’Ukraine en train, ils sont surveillés et les fenêtres des wagons sont rendues opaques afin qu’ils ne voient pas les cadavres, les paysans faméliques et les champs à l’abandon tout au long du parcours. Ou alors ces trains circulent la nuit. Toute rumeur de famine est énergiquement démentie par les Soviétiques qui consentent seulement à reconnaître quelques difficultés de ravitaillement locales. Les journaux soviétiques ne mentionnent aucune famine. En plus, les exportations massives de blé soviétique semblent contredire et rendre absurdes les rumeurs de famine. Il faut dire que l’Union soviétique a besoin de devises pour se procurer, en Allemagne et aux Etats-Unis notamment, de puissantes machines indispensables à son industrialisation et à la réalisation des objectifs du plan quinquennal. A la différence de l’Allemagne ou de l’Italie, la France ne dispose d’aucune représentation diplomatique, d’aucun consulat en Ukraine même. C’est l’ambassade de Moscou qui renseigne le gouvernement sur ce qui se passe dans toute l’Union soviétique. Dejean communique ainsi très tôt au Quai d’Orsay les rumeurs de famine qui circulent dans les milieux informés de Moscou mais il reste naturellement imprécis car il ne s’agit que d’informations brèves et indirectes. André François-Poncet, ambassadeur à Berlin, communique lui aussi ce qu’il a entendu dans les milieux autorisés berlinois sur la famine en Union soviétique. (1) Beaucoup se demandent, au Quai d’Orsay, si ces rumeurs ne sont pas exagérées car l’industrialisation rapide du pays impressionne sans doute plus encore. D’autre part les agences de presse et les journaux français ne disposent d’aucun correspondant permanent en Ukraine et aucun reporter français ne songe à s’aventurer en Ukraine durant les mois de la famine. Alors que les Britanniques Malcolm Muggeridge (2) et Gareth Jones, eux, n’ont pas hésité à le faire et composent des articles saisissants. Quant aux journalistes français en poste ou en reportage à Moscou, ils hésitent à faire état des bruits alarmants qu’ils entendent : ils n’ont pas pu vérifier sur place, ils ne veulent pas se faire expulser d’Union soviétique comme le fut leur consoeur anglaise du Daily Express, Madame Rhea Clyman, qui dut quitter le pays pour avoir, en particulier dans un article publié le 15 novembre 1932, parlé de la famine et critiqué le régime soviétique. En outre les rédactions parisiennes ne veulent pas publier les articles trop sévères sur l’Union soviétique par crainte des représailles du pouvoir. L’autocensure constitue un frein efficace à la propagation des informations.

Les rumeurs de famine se font cependant de plus en plus insistantes. En janvier 1933 la revue mensuelle Le monde slave (3), éditée à Paris par la librairie Alcan, étudie "la famine en URSS et ses conséquences." La famine est surtout attribuée aux erreurs économiques du régime mais l’ampleur de ses conséquences est indiquée. Mais il s’agit d’une revue au tirage confidentiel, que seuls lisent des spécialistes. De même, le 11 février 1933, dans la revue Le Travailleur, Boris Souvarine, réfugié en France, publie un article intitulé "Staline famine" où il signale "une véritable famine dans le sud de l’URSS" au milieu d’une longue critique d’un discours de Staline. Là aussi le tirage reste confidentiel. C’est le quotidien Le Matin qui, le premier en France, publie les 29 et 30 août 1933 un grand reportage sur la détresse des populations ukrainiennes. Ce travail est l’oeuvre d’une femme, Suzanne Bertillon, qui a beaucoup voyagé en URSS et a pu prendre conscience du problème des nationalités prisonnières du pouvoir soviétique. Elle reproduit le témoignage d’une paysanne américaine originaire d’Ukraine, Martha Stebalo, de retour d’un voyage dans son pays natal. Suzanne Bertillon analyse aussi les raisons de ce drame : "L’Ukraine est sous la souveraineté exclusive de Moscou et contre sa volonté sous le régime communiste. C’est d’ailleurs pour réduire à néant tous les éléments irrédentistes que le gouvernement soviétique a organisé systématiquement l’effroyable famine qui sévit actuellement dans l’espoir de détruire définitivement tout un peuple qui n’a eu d’autre tort que d’aspirer à la liberté. La famine est cantonnée en Ukraine et dans le Caucase du Nord ; dans les autres parties de l’URSS, la population est rationnée mais peut se nourrir." Le Petit Marseillais du 30 août publie un article de Robert de Beauplan qui évoque "l’effroyable famine qui ravage l’Ukraine" et ajoute : "Cette famine est due en grande partie à la volonté des Soviets, qui cherchent par ce moyen à punir l’Ukraine de sa longue résistance nationale. L’histoire de l’Ukraine et de la terreur rouge qui y sévit est une des plus lamentables de l’après-guerre..." Emile Buré ouvre un peu plus tard les colonnes de L’Ordre (9) à deux articles saisissants de Charles de Peyret-Chappuis qui brosse un tableau effrayant de la situation en Ukraine. Il donne l’exemple de bourgades qui ont perdu 80% de leurs habitants. Il évoque des mouvements de révolte désespérée des paysans pour conclure : "Le temps n’est plus malheureusement, où une insurrection de bandes braves et armées de faux pouvait un instant balancer la puissance de troupes organisées. Nous ne sommes plus aux époques héroïques de l’insurrection polonaise de 1830 : un siècle s’est écoulé, apportant à l’homme - plus clais d’une civilisation dont il est fier - de nouveaux et plus invincibles moyens de destruction. Que peut le courage désespéré des paysans ukrainiens contre l’aviation de l’"Ossoaviachim", ses gaz asphyxiants, les régiments réguliers venus de Moscou ? Le sacrifice de ces malheureux n’a d’autre sens que celui d’une protestation dernière, élevée contre la plus insupportable des tyrannies ; il ne faut point que l’indifférence du monde le rende entièrement vain, qu’à leurs souffrances matérielles s’ajoute l’intime conviction qu’ils demeurent solitaires et ignorés, que l’opinion publique se désintéresse de leur sort." D’autres journaux consacrent des articles et des notices à l’Ukraine en détresse avec beaucoup de prudence mais évoquent la question, comme Le Temps et Le Figaro en France. Mais beaucoup d’autres, et non des moindres, gardent le silence ou donnent l’information sous réserve en y ajoutant les démentis soviétiques. Les journaux publiant les principaux documents sur la question étant en général situés politiquement à droite, beaucoup de responsables politiques et d’intellectuels ne veulent pas prendre au sérieux ces informations. Malgré le tirage assez important de certaines de ces publications, on ne sent pas monter un profond mouvement d’indignation dans l’opinion, une opinion très préoccupée alors par les problèmes liés à la crise économique occidentale et à l’arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne. Un document de cinquante-quatre pages, admirable de précision et de lucidité est publié, à Bruxelles, par la Fédération européenne des Ukrainiens à l’étranger, en octobre 1933. Rédigée en français, elle est aussi destinée à des lecteurs français. Cette plaquette s’intitule La famine en Ukraine (ses horreurs, ses causes et ses effets). Elle est vendue "au profit des affamés de l’Ukraine." Le titre montre que ses auteurs ont bien compris que la famine n’est pas le fait d’une désorganisation générale de l’Union soviétique. La page de couverture présente une carte de l’ouest de l’Union soviétique qui distingue les régions de famine intense (l’Ukraine et les régions de fort peuplement ukrainien) et les secteurs de disette (dans le sud de la Russie notamment). Une synthèse de vingt-huit pages, remarquable de précision, bien documentée et riche en références, présente les différents aspects du drame ukrainien, l’enchaînement des mesures officielles qui ont conduit aux drames, ainsi que les conséquences immédiates et prévisibles de la famine. Les causes politiques de la famine sont clairement indiquées, en particulier dans une partie du développement intitulée "La famine comme forme de la terreur." On y lit notamment : "Comme les opposants (au communisme) en Ukraine se comptent par millions, une famine générale a été nécessaire pour les mater". La famine est donc, pour les auteurs du document, "dirigée en premier lieu contre la population la plus insoumise, la plus opposée au communisme, contre la population ukrainienne." Ensuite, sur six pages, des lettres d’affamés et des dépositions de témoins oculaires sont publiées. Des témoignages parus dans des journaux ukrainiens d’Ukraine occidentale sont également cités : Tchass (journal publié à Czeniwci), Dilo et Novy Tchass (deux journaux de Lvov). Puis les textes de neuf appels émanant de personnalités religieuses, d’associations ukréainiennes ou de groupes comme le Congrès des Nationalités et les Organisations féminines internationales sont reproduits ; tous appellent à une mobilisation en faveur des Ukrainiens affamés. Cette plaquette n’a pas pris une ride et les travaux historiques les plus récents confirment tous les points importants indiqués dans cette publication. Dès 1933 une information complète et précise sur la famine et ses significations est donc disponible. Mais elle n’est lue en France que par un petit nombre de personnes qui, pour la plupart, s’intéressaient déjà à l’Ukraine avant que n’éclate la famine. Ces réactions sont cependant suffisamment nombreuses pour inquiéter l’Internationale Communiste. Comme l’y obligent ses statuts, elle doit tout mettre en oeuvre pour défendre la "patrie du socialisme" et donc, le régime stalinien. En France comme ailleurs, les communistes s’empressent de défendre l’URSS. Intimement liés à l’URSS, installés à la tête du PCF par la volonté de Staline et de ses proches, les dirigeants communistes français font preuve d’une fidélité sans faille au régime soviétique, même si certains d’entre eux s’efforcent de réfléchir à une démarche communiste plus adaptée aux réalités françaises (4). L’utilisation des articles de Paul Vaillant-Couturier illustre cette démarche. Député-maire communiste de Villejuif, protégé de Maurice Thorez, rédacteur en chef de l’Humanité, Paul Vaillant-Couturier séjourne neuf mois durant en URSS en 1932. Il s’y était déjà rendu en 1921, 1925 et 1927. De ce quatrième voyage il rapporte vaste reportage tout à la gloire des réalisations soviétiques, plein de ferveur pour le Plan et l’"homme nouveau" soviétique. Citons un extrait de son récit de voyage dans les campagnes ukrainiennes : "Kozlov, le vieux kolkhozien, parle : "Ca n’a bien marché que depuis que depuis que nous avons pu nous débarrasser des koulaks. Ici, il y en avait un qui avait pu prendre la direction du kolkhoze... D’accord avec les anciens koulaks, il menaçait les gens qui n’entraient pas dans le kolkhoze pour avoir l’air de faire du zèle. La lettre du camarade Staline est arrivée et nous avons chasé le koulak. Alors les koulaks ont mis le feu à la moisson, ils ont tué un komsomol. Nous les avons fait arrêter, une nuit. Aujourd’hui, presque tout le monde est kolkhozien et travaille joyeusement... "Regarde, camarade", dit la femme en se retournant. Elle tire une large couverture et je vois apparaître une véritable montagne de pains.
-  On ne voit pas ça dans les pays capitalistes !
-  La presse bourgeoise et social-fasciste dit que le gouvernement vous a affamés pour organiser le dumping du blé.
-  Tu diras aux paysans de chez toi qu’on leur ment ! Dis aussi aux ouvriers de France que s’ils ont faim, nous leur enverrons notre pain."

On pourait citer des dizaines de reportages et de textes de cette nature publiés alors dans la presse communiste. Derrière l’apparente objectivité du voyageur qui laisse parler ses hôtes, le manichéisme est de règle, toutes les accusations portées contre l’URSS sont systématiquement réfutées et bien sûr les victimes ne sont pas rencontrées. En plus on note la totale indifférence au sort du "koulak", qui a été auparavant diabolisé. La répression est minimisée et présentée comme une simple réponse à une menace de complot. Qu’est devenu ce koulak ? Que sait-on de sa famille ? Que sait-on de lui ? Rien. A un certain moment il cesse d’exister dans le village. La défense universelle des droits de l’homme est tranquillement oubliée. Et beaucoup d’intellectuels de gauche se satisfont alors de ce type d’explication. Les récits et les articles composés par Paul Vaillant-Couturier durant les neufs mois de voyage dans l’URSS du premier plan quinquennal sont édités dans les mois qui suivent son retour par le Bureau d’éditions de Paris, qui est lié au mouvement communiste, sous la forme de trois volumes rassemblés sous un titre général : Les bâtisseurs de la vie nouvelle. Le premier tome concerne les "champs de blé et les champs de pétrole", le second est une découverte du "pays de Tamerlan", le troisième et dernier est consacré aux régions industrielles. C’est bien entendu le premier volume qui évoque la situation des paysans ukrainiens. Ces volumes ne sont pas uniques en leur genre. Le même Bureau d’éditions publie en 1934 (5) un ouvrage de Léon Moussignac intitulé Je reviens d’Ukraine. Léon Moussignac est un habitué des livres composés à la gloire du communisme et de l’Union soviétique stalinienne. En 1934 toujours, le même éditeur fait paraître un texte de Stanislas Kossior en personne : La politique nationale soviétique en Ukraine. Nommé par Staline secrétaire général du Parti communiste en Ukraine, Kossior supervise les réquisitions et perquisitions qui déclenchent la famine. Il est vraiment difficile d’être plus lié aux thèses soviétiques. Mais les communistes ne sont pas seuls à plaider la cause de l’Union soviétique. La même année Edouard Herriot publie, chez un autre éditeur il est vrai, au retour de son voyage en Ukraine, un livre intitulé L’Orient où il nie farouchement la réalité d’une famine en 1932-1933 en Ukraine. Or, dans le même temps, aucun livre n’est publié en France pour raconter et expliquer la famine en Ukraine. Manque d’information dû aux obstacles posés aux déplacements des journalistes étrangers les plus critiques ? La famine en Ukraine ne paraît pas inspirer les anticommunistes français les plus farouches. Ils ne prennent pas appui sur l’évocation de ce drame pour renouveler leur argumentation. Certes les famines en URSS sont mentionnées dans certaines affiches anticommunistes du début des années 30 ou dans quelques articles, mais jamais il ne s’agit d’un thème dominant. Les livres anticommunistes français de cette période évoquent plutôt la prise du pouvoir par les bolcheviks et les crimes de la période léniniste, les persécutions antireligieuses, les déportations de koulaks, et plus tard les mesures de terreur et les grands procès. Les famines sont davantage appréhendées comme un signe d’échec des méthodes collectivistes que comme un crime délibérément organisé par le pouvoir pour venir à bout de ses adversaires les plus tenaces. C’est pourtant en 1933, qu’est publiée en France, à Paris chez l’éditeur Maisonneuve, une véritable histoire de l’Ukraine en 300 pages, sous le titre La vie d’un peuple, l’Ukraine. S’il a été publié l’année de la famine, l’ouvrage a été pensé et conçu avant que n’éclate ce drame. L’auteur, Roger Tisserand, est un universitaire dijonais spécialiste de Flaubert et de Théophile Gautier. Intéressant pour l’histoire des relations interculturelles, l’ouvrage de Roger Tisserand n’est cependant pas un outil de sensibilisation aux réalités de la famine de 1932-1933 en Ukraine.

Les autorités soviétiques veillent aussi à encadrer soigneusement les visiteurs de marque qui parcourent le pays, même s’ils ne sont pas communistes. Le service officiel d’accueil, l’Intourist, dépend directement du GPU. L’Intourist s’adapte à chaque étranger, réglant les problèmes administratifs et matériels tout au long du séjour, mettant des interprètes et des guides à la disposition des Occidentaux et surtout règle les itinéraires à son gré. Visites d’usines, de barrages, de kolkhozes modèles, de crèches ou de villes géantes sorties du sol se succèdent chaque jour, des spectacles étant proposés le soir pour ceux qui le souhaitent. Les repas sont copieux, les chambres d’hôtel confortables, l’amabilité de tous les instants. Comme l’écrit Fred Kupferman dans le livre qu’il a consacré aux visiteurs français de l’URSS durant l’entre-deux-guerres, "la visite tourne à la démonstration. Ceux qui sont venus bardés de certitudes s’en retournent satisfaits." (6) Mais il y a aussi une URSS que l’on ne montre pas... Favori de la tsarine Catherine II, Potemkine avait installé dans la campagne de Crimée des décors de théâtre qui passaient à distance pour des maisons et des villages authentiques à l’occasion de la visite que Catherine II, l’empereur d’Autriche Joseph II et le roi de Pologne Stanislas Poniatowski y effectuèrent en 1787. Des paysans en habits de fête venaient à la rencontre de leurs illustres visiteurs qui furent ainsi abusés. La ruse de Potemkine passa à la postérité et l’expression de "village Potemkine" avec elle. Les bolcheviks reprennent cette méthode à leur compte au début des années 30. L’un des sommets de la manipulation est atteint lors de la visite qu’effectue, du 26 août au 9 septembre 1933, Edouard Herriot en Ukraine. Le célèbre dirigeant radical et maire de Lyon était encore à la tête du gouvernement de la France quelques mois auparavant. Profondément hostile au marxisme, il souhaite que la France établisse des relations avec l’état soviétique. Il a déjà effectué un voyage en URSS au début des années 20 et de la NEP mais il sait que le pays a bien changé depuis et que des rumeurs de famine circulent. C’est pourquoi il veut se rendre sur place afin d’avoir le jugement le plus "objectif" possible. Il raconte largement ce voyage en Ukraine dans le livre L’Orient, publié peu après son retour. Débarquant du Tchitchérine à Odessa, Herriot s’installe dans le confortable et ultramoderne Hôtel de Londres, construit pour les étrangers essentiellement, face à la mer. Il parcourt ensuite le pays mais il est toujours soigneusement encadré de représentants officiels chargés officiellement de répondre à ses questions mais en fait attentifs à guider sa visite. A Kiev il découvre une ville grouillante et affairée, qui semble regorger de produits alimentaires de toutes sortes. Des témoins comme le syndicaliste américain Harry Lang et son épouse, ont rapporté, beaucoup plus tard, ce qui s’était réellement passé (7). La veille, la population doit nettoyer les rues, les laver et décorer les maisons. Les cadavres sont tous enlevés, mendiants, affamés et enfants sans logis sont arrêtés et disparaissent mystérieusement. Les queues sont interdites devant les magasins et les points de distribution. Les vitrines sont par contre remplies d’aliments de toutes sortes dont l’achat est rigoureusement interdit à la population. Venues de l’extérieur, des personnes s’apprêtent à jouer le rôle de la "foule en fête." Des miliciens à cheval paradent même aux carrefours, avec des rubans blancs dans les houppes de leurs chevaux. L’hôtel où Herriot séjourne est remeublé et le personnel vêtu d’uniformes neufs. Herriot est enchanté de sa visite et le lendemain tout redevient comme avant à Kiev : les queues, les cadavres... Le même scénario se reproduit à Kharkov où Herriot visite une colonie modèle d’enfants, le musée Chevtchenko, une usine de tracteurs, et prend de copieux repas avec les autorités communistes. Mais les rumeurs de famine concernent surtout les campagnes. Herriot veut donc se rendre dans des fermes collectives et visiter des villages(8). Là aussi des acteurs ont été envoyés pour jouer le rôle de paysans radieux. L’ambassadeur de France à Moscou qui accompagne Herriot durant son voyage, partage son enthousiasme. Herriot est satisfait de son voyage. Il déclare alors à la presse qu’il n’y a pas de famine en Ukraine, qu’il n’en a vu aucune trace, et il accuse des adversaires de l’Union soviétique d’en faire courir la rumeur. "Lorsque l’on soutient que l’Ukraine est dévastée par la famine, permettez-moi de hausser les épaules," déclare-t-il. Le 13 septembre la Pravda peut écrire qu’Herriot a "catégoriquement démenti les mensonges de la presse bourgeoise à propos d’une famine en URSS." Les soviétiques sont satisfaits, ils ont pleinement atteint leur objectif. Certes des protestations se font entendre en France, et un journal comme L’Ordre prend Herriot vigoureusement à partie, titrant "L’inconscience confine à l’odieux". Néanmoins l’opinion française est troublée car Herriot n’est pas du tout marxiste (9). Quand un journaliste communiste nie la famine, on ne le croit guère. Quand le propos vient d’un adversaire du communisme qui s’est rendu sur le terrain, il porte davantage. Herriot croit-il ce qu’il dit ? Comment aurait-il pu ne rien remarquer durant ses trajets à travers les campagnes ? Son ardeur à nier la famine en Ukraine et à faire l’éloge de l’Union soviétique ont amené certains à se demander s’il ne mentait pas, s’il ne se comportait pas délibérément en agent d’influence soviétique. D’autant que la question a été posée avec insistance à propos de Pierre Cot, jeune ministre radical de l’Air du Cabinet Daladier et qui à ce titre voyage lui aussi en Union soviétique en septembre 1933, afin de travailler à un rapprochement franco-soviétique. Aucun document d’archive ne permet, pour l’instant, de le dire. Peut-être Herriot estime-t-il qu’avec la montée du nazisme en Allemagne un rapprochement avec l’URSS de Staline est pour la France absolument vital, même au prix de la négation de la famine en Ukraine.

Car paradoxalement, c’est au moment de la grande famine que l’Urss commence à être largement perçue comme une possible amie de la paix, ou comme une puissance utile au maintien de la paix. Avec la montée du nazisme puis l’arrivée d’Hitler au pouvoir, la recherche d’un allié à l’Est de l’Europe se fait plus pressante pour la diplomatie française et un rapprochement avec l’URSS s’ébauche. Herriot, puis Barthou et même Laval travaillent en ce sens. Les démocraties occidentales n’osent pas évoquer le sort des populations persécutées par crainte de couper tous les ponts avec le Kremlin et de voir l’Allemagne en profiter. Loin d’être mise en accusation, l’Urss stalinienne est au contraire admise à la Société des Nations dès le 18 septembre 1934. D’autre part, les campagnes de propagande du Komintern et de ses organismes satellites habiles à attirer de naïfs "compagnons de route" font sentir leurs effets. En France, le dévouement des militants communistes auprès des familles ouvrières dans les banlieues force de plus en plus le respect. Et, face à l’Allemagne nazie, l’Urss stalinienne se pose en adversaire résolu du fascisme, en allié possible des démocraties, bref en ami de la paix (10). Les écrivains français Henri Barbusse et Romain Rolland organisent les 27 et 28 août 1932 à Amsterdam un congrès international "contre la guerre impérialiste" et pour la paix. Un Comité mondial de lutte contre la guerre se met en place et un second congrès est organisé sur le modèle du précédent du 4 au 6 juin 1933 salle Pleyel à Paris. Avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne, le congrès se veut cette fois "contre la guerre et le fascisme." Des réseaux internationaux d’intellectuels se mettent en place, dans la mouvance de ce que l’on appelle bientôt le "Comité Amsterdam-Pleyel". En fait, depuis le début, un propagandiste du Komintern, Willi Münzenberg encadre l’opération afin de regrouper, sous couvert de lutte contre le fascisme et contre la guerre, des intellectuels nombreux et influents, même et surtout extérieurs au mouvement communiste afin qu’ils reprennent les thèmes de politique internationale chers à une Urss qui cherche aussi à sortir de son isolement diplomatique et qui se présente comme une amie de la paix à ces intellectuels dont bon nombre deviennent ensuite de fidèles compagnons de route des communistes (11). Si l’Urss travaille à la paix entre les pays européens et combat les fauteurs de guerre nazis et fascistes, comment pourrait-elle tolérer une famine dans son propre territoire et encore plus l’organiser ? Que peuvent peser les témoignages des victimes ukrainiennes de la famine face à de telles certitudes tranquilles ? Quel démocrate peut refuser de s’entendre avec ceux qui disent faire de l’antifascisme leur engagement prioritaire du moment ? Münzenberg est un expert de la propagande... Et surtout, répétons le une fois encore, la famine en Ukraine coïncide avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir et la mise en place de son régime. Les Européens de l’ouest, et en particulier les Français, s’inquiètent à juste titre. Les événements allemands ont des répercussions presque immédiates sur la situation de la France en Europe et, à terme, sur la vie des Français. Ce n’est pas vraiment le cas de le famine en Ukraine et des événements qui se déroulent alors en Union soviétique. Dans ces conditions, les Français comme leurs voisins européens délaissent quelque peu l’actualité soviétique pour mieux suivre ce qui se déroule en Allemagne en ces années 1932 et 1933.