Les déportations massives de paysans dans le cadre de la « liquidation des koulaks en tant que classe » (1930-1932)**** Professeur Nicolas WERTH
Le lancement de la collectivisation forcée des campagnes, décidé au Plenum du Comité central du Parti communiste de novembre 1929, s’accompagne de la « liquidation des koulaks en tant que classe » ou « dékoulakisation ». Cette campagne a un double objectif : « extraire » (tel est le terme employé dans les instructions confidentielles) les éléments susceptibles d’opposer une résistance active à la collectivisation forcée des campagnes et « coloniser » les vastes espaces inhospitaliers de la Sibérie, du Grand Nord, de l’Oural et du Kazakhstan. Le premier objectif répond à la vision, clairement exprimée par les bolcheviks dès leur arrivée au pouvoir, selon laquelle la société paysanne, traversée d’antagonismes de classe, recèle des « éléments capitalistes » (koulaks ) irrémédiablement hostiles au régime. Le second objectif s’inscrit dans la mise en oeuvre du 1er Plan quinquennal, lancé peu de temps auparavant (début 1929) qui prévoit le développement d’un certain nombre de régions vides d’hommes, mais riches en ressources naturelles, par une main d’oeuvre pénale ou déportée. La « dékoulakisation » prend donc, pour l’essentiel, la forme d’une expropriation, suivie de déportation, de millions de paysans.
30 janvier 1930 : Résolution du Politburo du parti communiste « Sur les mesures à prendre pour la liquidation des exploitations koulak dans les régions de collectivisation totale ».
Cette résolution attribue à chaque région ou république des « quotas de dékoulakisation » en « 1ère » et « 2e » catégories. Au nombre initial de 60 000, les « koulaks de 1ère catégorie », définis comme des « activistes engagés dans des actions contre-révolutionnaires », doivent être arrêtés et transférés en camp de travail, à l’issue d’un « passage rapide devant une troïka » (juridiction d’exception de la police politique). Il est précisé « qu’à l’encontre des activistes les plus fieffés et endurcis » la peine de mort sera appliquée. Quant aux « koulaks de 2e catégorie », définis comme des « exploiteurs, mais moins activement engagés dans des activités contre-révolutionnaires », et estimés au nombre de 129 000 à 154 000 familles, ils seront expropriés et déportés en famille, sur simple mesure administrative, vers des régions « éloignées » du pays. Privés de leurs droits civiques, les déportés, qualifiés administrativement de « déplacés spéciaux », sont assignés à résidence dans des « villages spéciaux » gérés par l’OGPU (NKVD à partir de 1934).
Début février- fin septembre 1930 : Opérations massives d’arrestation de « koulaks de 1ère catégorie ».
Durant cette période, 284 000 personnes sont arrêtées comme « koulaks de 1ère catégorie », soit près de cinq fois plus que le nombre initialement prévu. Ceci est dû, en partie, à la résistance inattendue opposée par un certain nombre de paysans -et de non-paysans- à la collectivisation. À peine 44% des personnes arrêtées sont des paysans ; les autres sont membres du clergé, petits commerçants, anciens fonctionnaires tsaristes, ex-propriétaires fonciers, instituteurs ou autres représentants de « l’intelligentsia rurale » ayant, par le passé, été proches du parti socialiste-révolutionnaire. (Source : rapports du Département secret-opérationnel de l’OGPU, in V.P.Danilov(dir), Sovetskaia derevnia glazami VCK,OGPU,NKVD, Moskva, Rosspen, 2003, vol III/1, 1930-1931).
Ces contingents sont envoyés dans les camps de travail du Goulag. Environ 20 000 personnes sont, au cours de l’année 1930, condamnées à la peine capitale par les troïki de l’OGPU. (Source : GARF, 9401/1/4157/201).
Début février-fin mai 1930 : Première vague de déportations de « koulaks de 2e catégorie ».
Durant ces quatre mois, 560 000 personnes (115 000 familles) sont arrêtées, expropriées et déportées, principalement des grandes régions agricoles les plus riches (et où la résistance à la collectivisation forcée a été la plus forte) -l’Ukraine, le Kouban, la Basse et la Moyenne Volga, la région centrale des Terres noires- vers le nord de la Russie (province d’Arkhangelsk), l’Oural et la Sibérie occidentale. Pour mener à bien ces déportations, une véritable logistique militaire,mobilisant 280 convois ferroviaires et des milliers d’hommes des unités spéciales de l’OGPU, est déployée. (Source : rapports du Département des transports de l’OGPU, in V.P.Danilov, op.cit ). Cette première vague de déportation est marquée par une absence totale de coordination entre les opérations militarisées de déportation menées par l’OGPU et l’installation des déportés, laissée à l’initiative d’autorités locales débordées. Elle débouche souvent sur une « déportation-abandon » sans précédent : les déportés sont abandonnés à leur sort, installés dans des baraquements provisoires le long des voies de chemins de fer, ou laissés dans la steppe ou la taïga. La mortalité explose, notamment parmi les enfants et les vieillards. Environ 15% des déportés meurent dans les mois suivant leur déportation. Au milieu de ce chaos meurtrier, une proportion importante des déportés (entre 15 et 20%) réussit à s’enfuir. (Sources : Iouri Poliakov, dir, Naselenie Rossii v XX veke, tom.1, Moskva, Rosspen, 2000, p. 278 sq ; documents des administrations régionales de l’OGPU, in V.P.Danilov, dir, op.cit ).
Fin septembre-octobre 1930 : Deuxième vague de déportation de « koulaks de 2e catégorie »
Dans le contexte tendu de l’été 1930 -huit millions de foyers paysans ont quitté les kolkhozes après la publication, début mars, du fameux article de Staline condamnant « le vertige du succès » et rejetant sur les autorités locales les « abus » de la collectivisation, les grandes opérations de « dékoulakisation » ont été interrompues fin mai. Elles ne reprennent que ponctuellement fin septembre 1930, une fois que les récoltes ont été engrangées. Elles concernent quelque 16 500 familles (environ 60 000 personnes) déportées des districts frontaliers de Biélorussie et d’Ukraines occidentale, limitrophes de la Pologne, considérés comme stratégiques et qui avaient été, au printemps, le théâtre de révoltes paysannes de grande ampleur. (Source : télégramme de Messing à Balitskii et Rappoport, 22 septembre 1930, in V.P.Danilov, dir, op.cit ).
Les déportés sont répartis entre le Kazakhstan et l’Oural.
Mai-septembre 1931 : Troisième vague de déportation de « koulaks de 2e catégorie »
Au début de 1931, le Politburo et la direction de l’OGPU décident de lancer une nouvelle vague de déportation, dans une conjoncture considérée comme favorable. La récolte de 1930 a été excellente, la campagne de collecte a permis à l’État d’engranger plus de 21 millions de tonnes de céréales (soit deux fois plus qu’en 1927-1928, à la veille de la collectivisation forcée), plusieurs millions de foyers paysans ont rejoint, sous la contrainte, les kolkhozes au cours des derniers mois de l’année 1930. Le 20 février 1931, le Politburo adopte un nouveau plan de déportation, particulièrement ambitieux : il s’agit de déporter, à partir du printemps 1931, entre 200 et 300 000 familles, principalement vers le Kazakhstan méridional. (Source : Résolution du Politburo du 20 février 1931, in V.P.Danilov, dir, Tragedia sovetskoi derevni, vol III (1930-1933), Moskva, Rosspen, 2003, p. 90).
Le 11 mars 1931, le Politburo met en place une commission spéciale, dirigée par A. Andreiev, vice-président du Conseil des Commissaires du peuple, chargée de superviser et de coordonner l’ensemble des opérations de déportation et d’organiser une « gestion rationnelle et efficace des déplacés spéciaux afin d’éviter que se reproduise l’effroyable gâchis de main d’oeuvre et le désordre dans l’exploitation de celle-ci constatés lors des précédentes opérations de déportation ». Le 15 mai 1931, la Commission Andreiev transfère à l’OGPU l’ensemble de la direction économique, administrative et organisationnelle des « peuplements spéciaux ». Au total, 1 244 000 personnes (265 000 familles) sont déportées au cours de cette « troisième vague » de « dékoulakisation », principalement vers l’Oural, la Sibérie occidentale, la Région Nord et le Kazakhstan. Comme en 1930, les pertes humaines sont très élevées. Au 1er janvier 1932, lors du premier pointage général des « déplacés spéciaux », on ne recense que 1 317 000 présents sur les 1 804 000 déportés en 1930-1931, soit une perte de près d’un demi-million d’individus en deux ans. On estime que cette perte se partage pour moitié entre fuites et décès. (Sources : Bilan des opérations de dékoulakisation au 30 septembre 1931, in V.P.Danilov, dir, Sovetskaia..., op.cit, vol. III/1, p.771 ; I.Poliakov, dir, op.cit, p. 279-280). A SUIVRE