ANDREA GRAZIOSI
LES FAMINES SOVIÉTIQUES DE 1931-1933 ET LE HOLODOMOR UKRAINIEN Une nouvelle interprétation est-elle possible et quelles en seraient les conséquences ?
« Tôt ou tard le peuple soviétique vous enverra à la barre des accusés comme traître tant au socialisme qu’à la révolution, principal saboteur,véritable ennemi du peuple, organisateur de la famine... » F. Raskol’nikov, ambassadeur de l’URSS en Bulgarie, à Staline,17 août 1939
Entre la fin de 1932 et l’été de 1933, la faim fit en URSS près de sept fois plus de victimes que la Grande Terreur de 1937-1938, en moins de la moitié du temps. Ces mois représentent le pic d’une série de famines qui avaient débuté en 1931, le tournant de la décennie et, en même temps, l’événement le plus important de l’histoire soviétique avant la guerre. Avec ses cinq millions de morts (le chiffre ne tient pas compte des centaines de milliers de gens, peut-être même du million, voire davan- tage, qui avaient déjà péri au Kazakhstan et ailleurs à partir de 1931), ............ 2. C’est moi qui souligne. Raskol’nikov, célèbre héros de la guerre civile, a fait office d’ambassadeur à Sofia de 1934 à 1938 et refusa de retourner à Moscou se faire broyer dans les purges. Sa sa« lettre Nouverte » à Stalin parut dans Novaja Rossija (Paris) le 1 Noctobre 1939, trois semaines après sa mort à Nice. Cette lettre ainsi que de nombreux autres documents ont été récemment réimprimés dans Reabilitacija: kak eto bylo, fevral’ 1956-na©alo 80-h godov,Moscou, 2003, p. 420-453. Cahiers du Monde russe, 46/3, Juillet-septembre 2005, p. 453-472.454 ANDREA GRAZIOSI 1932-1933 fut aussi la plus grave de l’histoire soviétique (tant en 1921-1922 qu’en 1946-1947 il y eut un à deux millions de victimes) sur laquelle elle a laissé une empreinte politique, psychologique et démographique encore visible aujourd’hui. Elle a aussi influencé profondément la vie des pays où résident des communautés immigrées de l’empire russe et d’URSS, et son importance historique et politique est encore forte. Depuis 1987-1988, par exemple, la redécouverte et l’interprétation de la famine ont joué en Ukraine un rôle crucial dans la confrontation entre les partisans de la démocratisation et ceux de l’ancien régime. Le Holodomor (nouveau terme forgé pour définir l’extermination de masse par la faim et son caractère inten tionnel) a occupé le centre du débat politique et culturel, devenant partie intégrante du processus de construction étatique et nationale ; en mai 2003, le parlement ukrainien a déclaré officiellement la famine Nde 1932-1933 un acte génocidaire perpétré par le régime de Stalin contre le peuple ukrainien. Pourtant, jusqu’en 1986, lorsque NRobert NConquest a publié son livre The Harvest of Sorrow , les historiens avaient quasiment ignoré cet événement extraor- dinaire. Non que la documentation à ce sujet fît défaut, comme je m’en suis rendu compte en lisant les rapports expédiés par les diplomates italiens à Mussolini qui m’ont montré qu’il avait toujours été possible de savoir.
À la faveur des grands mouvements de population du XX siècle - migrations forcées ou encouragées,déplacements, transferts, etc. - et aux traces qu’ils ont laissées - dépêches diplomatiques, comptes rendus de voyageurs, souvenirs des témoins et des victimes - nombreuses étaient les voix à parler à qui était capable de les écouter .
3. Le terme a été créé par la fusion des mots holod (en ukrainien, la faim, la famine) et moryty,tuer (par privations), affamer, épuiser ; ce qui met donc l’accent sur l’aspect intentionnel, à la différence du terme plus neutre de holod (golod en russe). Il semble qu’il a été utilisé pour la première fois par l’écrivain Oleksa Musienko dans un rapport à l’organisation du parti de l’Union des écrivains ukrainiens de Kiev (SPU) ; ce rapport a été publié dans Literaturna Ukraïna, 18/2/1988.
4. R. Conquest, Sanglantes moissons : la collectivisation des terres en URSS, Paris, 1995 (New York, 1986).
5. A. Graziosi, « ‘Lettres de Kharkov’. La famine en Ukraine et dans le Caucase du Nord à travers les rapports des diplomates italiens, 1932-1934 », Cahiers du Monde russe et soviétique, 30 (1-2), 1989, p. 5-106 ; Id., Lettere da Kharkov. La carestia in Ucraina e nel Caucaso del Nord nei rapporti dei diplomatici italiani, 1932-33, Turin, 1991 ; Commission on the Ukrai- nian Famine, Investigation of the Ukrainian Famine, 1932-33. Report to Congress, Appendix, Washington, D.C., 1988 ; L. Y. Luciuk, B. S. Kordan, The Foreign Office and the Famine : British Documents on Ukraine and the Great Famine of 1932-1933, NKingston, N1988 ; D. Zlepko, Der ukrainische Hunger-Holocaust, Sonnenbühl, 1988 (une édition qui laisse à désirer) ; W. W. Isajiw, éd., Famine-genocide in Ukraine, 1932-1933: Western Archives, Testi- monies, and New Research, Toronto, 2003 ; V. Kravchenko, J’ai choisi la liberté, Paris, 1947 ;Ukrainian Association of Victims of Russian Communist Terror, The Black Deeds of the Kremlin. A White Book, vol. 2 : The Great Famine in Ukraine in 1932-1933, Detroit, 1955 ; M. Dolot, Execution by Hunger, New NYork, 1985, etc. Au milieu des années 1960, D. Dalrymple analysa les sources disponibles dans « The Soviet Famine of 1932-34 », Soviet Studies, 3, 1964 et 4, 1965. Il existe actuellement plusieurs bibliographies de la famine et du Holodomor disponibles sur le réseau. Voir par exemple Holodomor 1932-1933. Materialy do bibliografiï, http://www.archives.gov.ua/Sections/Famine/.
LES FAMINES SOVIÉTIQUES DE 1931-1933 ET LE HOLODOMOR UKRAINIEN Dans cette perspective, il est stupéfiant de voir le peu qu’on savait et le peu d’intérêt qu’on y portait . Dans le meilleur des cas, des historiens comme Naum.Jasny et Alec Nove mentionnaient effectivement une man-made famine (encoreenvisagée comme s’il s’agissait d’un événement unique), mais sans se préoccuper de l’étudier à fond et en ignorant sa dimension nationale (soit ukrainienne, kazakhe, etc.). Quelques années plus tard, Moshe Lewin reconstitua les mécanismes qui déclenchèrent la famine, mais ne se pencha pas sur celle-ci . Dans le pire des cas, la famine était le prétexte de polémiques navrantes, pour ne pas dire honteuses, dans lesquelles son existence même était contestée ou minimisée. En URSS où les histo- riens, également Naprès N1956, pouvaient tout au plus évoquer des difficultés alimentaires », même l’utilisation du mot golod (faim, famine) était interdite. En Ukraine, le terme fut prononcé officiellement pour la première fois par ∑©erbyc’kyj,premier secrétaire du parti ukrainien, dans le discours qui célébrait le 70 anniver- saire de la République en décembre 1987 . Voilà pourquoi le livre de Conquest, fruit d’un projet lancé par le Harvard Ukrainian Research Institute Net codirigé par James Mace , a eu une importance exceptionnelle : il a contraint une profession réticente à se pencher sur un problème fondamental et il l’a fait en mettant soudain en relief le lien entre la famine et la question nationale et en insistant - à juste titre - sur la nécessité de traiter séparément le cas des Kazakhs. Aussi est-il permis de soutenir que l’historiographie relative aux famines et au Holodomor a commencé avec ce livre, même si d’autres chercheurs
6. Ce manque d’attention ne se limitait pas à la famine de 1932-1933. Les études étaient encore dominées, et non sans raison, par l’autorité d’E. H. Carr. Dans ses ouvrages portant sur 1917-1929, il n’avait consacré que quelques pages à la famine de 1921-1922, qui avait pourtant joué un rôle crucial dans l’expérience formative soviétique et dans les développements ultérieurs,sans prendre en considération tant la conduite et le sort des paysans que les répercussions du désastre pour les nationalités impliquées. Nous savons également très peu de choses sur la famine de 1946-1947 malgré l’importance que HruÒ©ev lui a attribuée dans ses mémoires (voir aujourd’hui spominanija : vremja, ljudi, vlast’, 4 vol., Moscou, 1999). V. F. Zima, Golod v SSSR N1946-1947 Ngodov: NproishoÂdenie Ni Nposledstvija, Moscou, N1996 ; NO. NVeselova et Nal., Holodomori v Ukraïni 1921-23, 1932-33, 1946-47, Kiev, 2000.... K. C. Berkhoff a récemmentanalysé aussi l’« affamement » de Kiev, organisé par les Allemands en 1941-1942 ; voir son ouvrage Harvest of Despair. Life and Death in Ukraine under Nazi Rule, Cambridge, MA,2004.
7. N. Jasny, The Socialized Agriculture of the USSR, Stanford, 1949 ; A. Nove, An Economic History of the USSR, Londres, 1969 (3 éd. 1992) ; M. Lewin, « Taking Grain ». Soviet Policies of Agricultural Procurements before the War, Londres, 1974, aujourd’hui dans Id., The Making of the Soviet System : Essays in the Social History of Interwar Russia, New York, 1985 (éd. française : La formation du système soviétique : essais sur l’histoire sociale de la Russie dans l’entre-deux-guerres, Paris, 1987).
8. Sur les circonstances qui conduisirent à son apparition dans le discours, voir le très intéressant essai de S. V. Kul’©yc’kyj, Il tema della carestia nella vita politica e sociale dell’Ucraina alla fine degli anni Ottanta, in G. De Rosa et F.Lomastro, La morte della terra : la grande « carestia » in Ucraina nel 1932-33, Rome, 2004, p. 431-448.
9. Sur James Mace, qui s’est établi ensuite en Ukraine et a disparu récemment, voir la notice biographique de Federigo Argentieri, in G. De Rosa et F. Lomastro, La morte della terra, op.cit., p. 449-453.456
ANDREA GRAZIOSI comme Maksudov ou Åores Medvedev étudiaient déjà sérieusement cette question .Ceci est encore plus vrai si on tient compte des polémiques suscitées par ce livre ; grâce à leur niveau, bien supérieur au précédent, le débat, violent lui aussi, sur la « famine » devint partie intégrante du processus par le truchement duquel les histo- riens commencèrent à prendre conscience des xtraordinaires dimensions humaines et intellectuelles de ces événements. Ce processus a été et peut encore être très douloureux parce qu’il intervient après que le jugement historique et la « mémoire collective » d’une époque se sont formés sans que les famines soviétiques en fassentpartie. Cela tient à la victoire des tentatives soviétiques d’occulter ce qui s’est passé et à ce que je considère comme une des caractéristiques essentielles du XX siècle européen, dominé par une logique de l’« alignement » qui a provoqué un aveuglement de masse. Il s’est donc agi et il s’agit encore d’introduire les famines soviétiques dans notre représentation du passé, au prix d’une renonciation, parfois cruelle, aux images et aux croyances largement répandues, mais pas véridiques pour autant.
Ensuite survint la révolution archivistique et historiographique de 1991 qui permit l’accumulation accélérée de nouvelles connaissances et fit faire aux polémiques un nouveau saut qualitatif en les transformant, à quelques tristes exceptions près, en controverses scientifiques sérieuses. Un véritable esprit de recherche et un ferme engagement moral, nourris par la conscience de l’immensité de la tragédie qu’on s’efforce de comprendre, animent aujourd’hui les deux camps dans lesquels il est possible - au prix de quelque exagération et de beaucoup de schématisme - de diviser les positions des chercheurs. On peut donc regarder avec satisfaction les années à peine écoulées où les conclusions auxquelles Conquest est parvenu ont été intégrées et en partie dépassées et trouver là un motif d’optimisme. En schématisant encore un peu plus, les positions de ces deux camps peuvent être synthétisées de la façon suivante (je reprends ici une lettre qui m’a été adressée par Valery Vasil’ev, un jeune et talentueux historien ukrainien) : d’un côté il y a ceux que nous pourrons appeler les chercheurs de type A qui soutiennent la thèse du génocide et voient dans la famine un phénomène organisé artificiellement pour : a) briser les reins des paysans et/ou b) altérer (détruire) le tissu conjonctif vital de la nation ukrainienne qui empêchait la transformation de l’URSS en un empire despo- tique. De l’autre se trouvent les chercheurs de type B qui, tout en reconnaissant tout à fait la nature criminelle des politiques staliniennes, estiment nécessaire d’étudier la famine comme un « phénomène complexe » dans lequel plusieurs facteurs, 10. J. Mace, Communism and the Dilemmas of National Liberation : National Communism in Soviet Ukraine, 1918-1933, Cambridge, MA, 1983 ; S. Maksudov [BabëniÒev], Poteri nasele-nija SSSR, Benson, 1989. Le livre de Åores Medvedev, Soviet Agriculture (New York, 1987) contient un chapitre excellent sur la famine dans lequel sont correctement reconstituées ses caractéristiques générales à l’échelle de l’Union soviétique, mais qui ne se préoccupe pas de ses aspects nationaux. Voir aussi B. Krawchenko, Social Change and National Consciousness in Twentieth-Century Ukraine, Edmonton, 1985.
LES FAMINES SOVIÉTIQUES DE 1931-1933 ET LE HOLODOMOR UKRAINIEN situation géopolitique à l’effort modernisateur, jouèrent un rôle décisif à côté des intentions et des décisions de Moscou .Je pense que nous avons aujourd’hui une grande partie des éléments nécessaires à une nouvelle hypothèse interprétative, plus satisfaisante, capable de tenir compte tant du contexte soviétique général que de l’importance de la question nationale . Elle peut être échafaudée à partir des excellents travaux publiés ces dernières années par les historiens ukrainiens, russes et occidentaux, brisant ainsi le mur qui sépare encore, du moins partiellement, leurs efforts. Dans les Nprochaines Npages, je m’efforcerai d’esquisser les contours de cette interprétation, en me basant sur les recherches de chercheurs éminents comme Danilov, D’Ann Penner et KondraÒin, Davies et Wheatcroft, Ivnickij, Kul’©yc’kyj,Mace, Martin, Meslé et Vallin, ∑apoval, Vasil’ev , et d’Oleg Hlevnjuk dont les travaux sur Stalin et la recherche, bien qu’ils ne soient pas directement centrés sur la famine, nous permettent de la situer dans le contexte politique qui fut le sien .On espère ainsi non seulement faire progresser la compréhension de la « Grande famine » (terme collectif pour désigner les famines de 1931-1933 ans leur ensemble), mais aussi stimuler un débat qui contribue à abattre le mur, encore haut et solide, qui sépare ses historiens de ceux qui étudient le XX siècle européen, un siècle qu’il est tout simplement impossible de comprendre et de juger complètement sans que ces événements y soient définitivement intégrés.
11. Étant donné la schématisation extrême de cette classification, il me paraît difficile d’attribuer à l’un ou l’autre camp tel point de vue ou tel auteur. Mais même les meilleures études comme celles qui sont citées dans la note 13 pourraient souvent, sans grande difficulté, être subdivisées en A et B.
12. En 1996, dans The Great Soviet Peasant War, 1918-1933, Cambridge, MA., j’avais déjà cherché à rassembler une telle hypothèse, mais d’une façon que je tiens aujourd’hui pour inadéquate et au moins en partie fausse.
13. V. P. Danilov et al., éd., Tragedija sovetskoj derevni, vol. 3 : 1930-1933, Moscou, 2001(cité infra : Tragedija) ; R. W. Davies, O. Khlevniuk et al., éds., The Stalin-Kaganovich Correspondence, 1931-1936, New Haven, CT, 2003 (Id., Stalin i Kaganovi© : Perepiska 1931-1936 gg., Moscou, 2001) ; R. W. Davies, S. G. Wheatcroft, The Years of Hunger: Soviet Agriculture, 1931-1933, New York, 2004 ; N. A. Ivnickij, Kollektivizacija i raskula©ivanie, Moscou, 1996 ; NId., Repressivnaja politika sovetskoj vlasti v derevne, N1928-1933, Moscou, N2000 ; V. KondraÒin, D. Penner, Golod: 1932-1933 v sovetskoj derevne (na materiale PovolÂ’ja, Dona i Kubani), Samara-Penza, 2002 ; S. V. Kul’©yc’kyj, éd., Holod 1932-1933 rokiv na Ukraïni:o©yma istorykiv, movoju Ndokumentiv, Kiev, 1990 ; Id., éd., Holodomor 1932-1933 rr. v Ukraïni: pry©yny i naslidky, Kiev, 1993 ; Id., Kolektyvizacija i holod na Ukraïni, 1929-1933,Kiev, 1993 ; Id., Ukraïna mi dvoma viynamy (1921-1939 rr.), Kiev, 1999 ; V. M. Litvin, éd.,Holod 1932-33 rokiv v Ukraïni: pry©yny ta naslidky, Kiev, 2003 ; T. Martin, The Affirmative Action Empire: Nations and Nationalism in the Soviet Union, 1923-1939, Ithaca, NY, 2001 ; F. Meslé, J. Vallin, Mortalité et causes de décès en Ukraine au XX siècle, Paris, 2003 ; Ju. ∑apoval, V. Vasil’ev, Komandiry velykoho holodu: poïzdky V. Molotova i L. Kahanovy©a v Ukraïnu ta na Pivni©nyj Kavkaz, 1932-33 rr., Kiev, 2001. Les recherches que Timothy Snyder est en train de diriger sur les relations polono-ukraino-soviétiques sont également d’un grandintérêt. Voir par exemple « A National Question Crosses a Systemic Border: The Polish-Soviet Context for Ukraine, 1926-1935 », intervention au congrès de la Società Italiana per lo Studio della Storia Contemporanea (Sissco), Bolzano-Bozen, septembre 2004.
14. O. Khlevniouk [Hlevnjuk], Le cercle du Kremlin. Stalin et le Bureau politique dans les années
30, aris, 2005 (et, plus complet : Politbjuro. Mehanizmy politi©eskoj vlasti v 1930-e gody,
Moscou, 1996); O. Khlevniuk [Hlevnjuk], The History of he GULAG, New Haven, 2004.
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Pour formuler cette nouvelle interprétation, il convient tout d’abord de définir avec précision son objet. Comme cela devrait être clair désormais, nous avons affaire à ce qu’il serait plus correct d’appeler, au niveau soviétique, les famines de 1931-1933 qui eurent naturellement des causes communes et un arrière-plan comparable, mais qui comprennent au moins deux phénomènes dont l’importance
est aussi grande que leurs différences : la famine kazakhe avec les épidémies de 1931-1933 et le Holodomor ukrainien et du Kouban (une région du Caucase du Nord appartenant à la République russe mais alors peuplée principalement d’Ukrainiens) de fin 1932 au début 1933.Bien des incompréhensions passées ont leur racine dans la confusion entre ces deux tragédies nationales et le phénomène plus général qui lui servit d’arrière-plan.
Dans un certain sens, c’est comme si les historiens du nazisme confondaient la répression nazie en général avec certains cas spécifiques, cruciaux, comme l’exter-
mination des prisonniers de guerre soviétiques, ou celle des Polonais des Tziganes, sans parler de l’Holocauste, un phénomène exceptionnel qui ne peut être
expliqué comme un simple aspect ou un élément des exterminations nazies, bien qu’il en ait fait partie évidemment. En somme, tant la répression nazie en général
que ces tragédies « spécifiques » ont existé et il faut, comme cela se passe effectivement, tenir compte des deux niveaux, en étudiant tant les phénomènes en eux-
mêmes que leurs liens et le cadre général qu’ils composent.
Dans le cas soviétique aussi, il serait donc opportun de faire une distinction nette entre le phénomène général et ses manifestations dans les républiques et dans les
régions du pays. Mais un grand nombre de défenseurs de la position A se réfèrent en fait au Holodomor, tandis que de nombreux partisans de la position B raisonnent à l’échelle soviétique. Si nous faisions vraiment cette distinction, nous finirions par découvrir que chez beaucoup d’entre eux, mais certes pas chez tous, les deux points
de vue sont dans le vrai, dans leur champ de recherche respectif. Le deuxième pas qu’il convient de faire, c’est d’opérer une distinction analytique ultérieure : il faut en fait séparer les famines « spontanées » de 1931-1932 -
les guillemets sont nécessaires car elles ont été naturellement les conséquences directes des choix de 1928-1929, même si elles furent non programmées et impré-
vues - de la famine postérieure à septembre 1932 provoquée avant tout par des décisions humaines directement liées à elle (les événements du Kazakhstan se déroulèrent selon un parcours en grande partie différent et je me bornerai donc à les traiter uniquement lorsque ce sera nécessaire et par conséquent au passage, en renvoyant aux travaux les plus récents sur ce sujet qui, à mon avis, les ont finale-
ment retracés de façon satisfaisante) .
15. K. AldaÂumanov et al., Nasil’stvennaja kollektivizacija i golod v Kazahstane v 1931-1933
gg., Alma-Ata, 1998 ; I. Ohayon, « ‘Du nomadisme au socialisme’. Sédentarisation, collectivi-
sation Net Nacculturation Ndes NKazakhs Nen NURSS N(1928-1945) », NThèse Nde Ndoctorat, NInstitut
national des langues et civilisations orientales, Paris, 2003 ; N. Pianciola, « Famine in the
Steppe. The Collectivization of Agriculture and the Kazakh Herdsmen, 1928-1934 », Cahiers
du Monde russe, 45(1-2 ), 2004, p. 137-192.
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Le troisième pas à faire consiste à réunir et à combiner les éléments les plus convain-
cants des hypothèses A et B, en laissant tomber leurs parties les moins satisfaisantes.
Les études de type A ont raison, par exemple, d’attirer notre attention sur la
question nationale. Quiconque étudie l’Union soviétique devrait être conscient de
son importance, comme le furent tant Lenin que Stalin (après tout le premier décida
de ne pas appeler Russie le nouvel État, et le second, qui était au début opposé à ce
choix, ne le changea pas au cours des années suivantes). Il faudrait ensuite avoir
conscience de la primauté de l’Ukraine dans ce domaine. On a, à juste titre, fait
remarquer Nque Nl’Ukraine Na Njoué, Naprès N1917, Nle Nrôle Ndévolu Nà Nla NPologne Ndans
l’empire tsariste : à la fin de 1919, Lenin amorça le tournant vers les politiques
16
d’indigénisation (korenizacija) , jusqu’alors apanage des formations nationalistes
plus radicales, suite à ses réflexions sur les raisons de la défaite bolchevique en
17
Ukraine Nau Nprintemps Net Nà Nl’été N1919 , Net NStalin Ndonna Nà Nla korenizacija Nune
nouvelle direction à la fin de 1932 à cause de la crise ukrainienne. Mais en Ukraine,
du moins jusqu’en 1933, la question nationale était la question paysanne, et c’est ce
que pensaient à juste titre aussi bien Lenin que Stalin.
Pour des motifs que nous verrons, l’hypothèse A au contraire n’est pas fondée
quand elle soutient que la « famine », y compris la famine à l’échelle de l’Union, a
été Norganisée N(« planifiée ») Nmême Navant Nl’automne N1932 Npour Nrésoudre Nle
problème national et/ou paysan ukrainien.
Les chercheurs du groupe B proposent une reconstitution précieuse et détaillée
des causes et du contexte général de la famine au niveau soviétique, dans toute sa
complexité, Net Nils Nsont Nainsi Ncapables Nd’apporter Nune Ncritique Nconvaincante Nde
l’hypothèse NA, Ndu Nmoins Ndans Nses Nversions Nles Nplus Nsimplistes. NEt Npourtant Nils
semblent incapables de comprendre pleinement le facteur national, et donc de lui
faire place, c’est-à-dire de « descendre » du niveau de l’Union à celui des républi-
ques. Ces chercheurs, en outre, ne paraissent pas toujours en mesure de voir que
Stalin, Nmême Nlorsqu’il Nn’en Nétait Npas Nl’initiateur, Nétait Ntoujours Nprêt Nà Nprofiter
d’événements « spontanés », en imprimant une nouvelle direction et une réorienta-
tion à leur cours. Le parallèle le plus évident est celui de l’assassinat de Kirov que
Stalin très probablement n’avait pas organisé, mais qu’il sut certes exploiter de
façon « créative ».
Il est donc possible d’utiliser les bonnes études de type B sur le développement
de la crise en URSS, en ajoutant cependant qu’au niveau de l’Union aussi Stalin
16. En 1923, une fois l’URSS organisée en une fédération de républiques basées sur les nationa-
lités titulaires, le parti adopta officiellement un ensemble de mesures pour promouvoir le dévelop-
pement des nationalités « arriérées », en garantissant leurs privilèges et leurs droits particuliers
dans leur territoire. Rapidement de telles mesures prirent le nom collectif de korenizacija (indigé-
nisation), dérivé du mot koren’, racine, qui montrait bien que leur but était l’enracinement du
régime dans les zones non russes. Voir T. Martin, The Affirmative Action Empire..., op. cit.
17. Richard Pipes dans The Unknown Lenin (New Haven, CT, 1996, p. 76-77) a publié les
ébauches secrètes des thèses sur la « politique en Ukraine » rédigées par Lenin au moment de la
reconquête de la république en novembre 1919. Entre autres choses, Lenin demandait « la plus
grande attention à l’égard des traditions nationales, le strict respect de l’égalité de la langue et
de la culture ukrainiennes », etc., et ordonnait néanmoins de « traiter les Juifs et les habitants
des centres urbains (dans une très grande mesure non ukrainiens) avec une poigne de fer ».
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décida à un certain moment d’utiliser la famine pour briser la résistance des paysans
à la collectivisation. Pour de multiples raisons, cette opposition avait été en général
plus forte dans les secteurs non russes, où les événements commencèrent rapide-
ment Nà Nse Ndévelopper Nen Nsuivant Ndes Nparcours Nautonomes. NEn Nreconstituant Nces
parcours, il devient possible de percer le secret qui a enveloppé les événements de
1932-1933 dès leur apparition, un secret que pourtant (comme semble le suggérer la
lettre de Raskol’nikov) l’élite bolchevique connaissait naturellement.
3333.... LLLLaaaa ssssppppéééécccciiiiffffiiiicccciiiittttéééé uuuukkkkrrrraaaaiiiinnnniiiieeeennnnnnnneeee eeeetttt llll’’’’uuuuttttiiiilllliiiissssaaaattttiiiioooonnnn ppppoooolllliiiittttiiiiqqqquuuueeee ddddeeee llllaaaa ffffaaaammmmiiiinnnneeee
Qu’est-il Ndonc Npossible Nde Ndire ? NEn N1931-1933 Ndes Ncentaines Nde Nmilliers Nde
personnes moururent de faim dans toute l’Union soviétique. Au Kazakhstan et en
Ukraine, dans le Caucase du Nord et dans la Basse- et la Moyenne-Volga, la situa-
tion était pourtant incomparablement plus grave. À l’exception du Kazakhstan (et
sans compter la Sibérie occidentale), il s’agissait des centres les plus importants de
production céréalière du pays, où - à partir de 1927 - le conflit entre l’État et les
paysans pour la récolte avait été le plus aigu. En outre, au moins à partir de 1918-
1919, la guerre entre le régime et les paysans (ou les nomades) avait pris des traits
particulièrement brutaux en raison de la présence de facteurs nationaux et/ou reli-
gieux qui en décuplaient l’intensité (en Moyenne- et en Basse-Volga, il fallait au
contraire compter, outre la forte présence de colons allemands, avec les grandes
traditions du mouvement paysan russe, d’inspiration socialiste-révolutionnaire).
Encore une fois à l’exception du Kazakhstan, les causes du phénomène étaient
partout similaires : l’impact dévastateur, sur le plan humain comme sur celui de la
production, de la dékoulakisation qui se termina par un pogrom dirigé par l’État contre
l’élite paysanne ; la collectivisation forcée qui avait incité les paysans à détruire une
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grande partie de leurs biens ; le mauvais fonctionnement et la misère des kolkhozes ;
des vagues de réquisitions impitoyables et répétées qui tiraient leur origine de l’indus-
trialisation en crise, de l’urbanisation incontrôlée et de la croissance de la dette exté-
rieure à laquelle on pouvait faire front seulement en exportant des matières premières ;
la résistance des paysans qui n’acceptaient pas ce qu’ils définirent aussitôt comme un
« second servage » et qui travaillaient de moins en moins, soit par refus du nouveau
système, soit en raison de leur affaiblissement physique dû au manque de nourriture ;
les mauvaises conditions météorologiques de 1932. La famine, qui avait commencé à
frapper ici et là en 1931 (pourtant au Kazakhstan les nomades mouraient déjà en
masse) et formé des poches importantes au printemps 1932, apparut donc comme la
conséquence imprévue, non programmée, des politiques d’inspiration idéologique,
18. Dans un rapport à l’OGPU sur les réquisitions de céréales de mai 1929, il est déjà fait
mention de protestations paysannes déchaînées par la confiscation du pain et d’autres denrées
de première nécessité dans les villages qui n’avaient pas rempli le plan de livraison. La faim fut
donc utilisée par le régime qui reprenait également dans ce cas les pratiques de la guerre civile
pour punir et « éduquer » les paysans depuis les débuts de la collectivisation. Voir N. Werth et
G. Moullec, Rapports secrets soviétiques, Paris, 1994, p. 112.
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c’est-à-dire marxiste, sur lesquelles la direction bolchevique avait misé pour déraciner
la production privée des marchandises. Certes, sur la base des résultats du commu-
nisme de guerre (dont beaucoup de principes furent repris en 1928-1929) en 1920-
1921, il n’aurait pas été difficile en 1928-1929 de prévoir ce qui se produisit ensuite en
1931-1933. Mais si on analyse les origines et l’évolution de la famine avant l’automne
1932 à l’échelle de l’URSS, comme l’ont fait récemment Robert Davies et Stephen
19
Wheatcroft par exemple , il semble très difficile de soutenir que la famine fut l’effet
attendu de ces politiques, comme on le fait parfois dans les hypothèses présentant la
grande famine comme un événement voulu en sorte de briser la résistance paysanne ou
pour perpétrer un génocide anti-ukrainien planifié à Moscou (quand ce n’est pas carré-
ment, et injustement, par les « Russes »).
Toutefois, l’intensité, la progression et les conséquences du phénomène que les
nouveaux documents et études nous permettent d’analyser varièrent indiscutable-
ment, et de façon importante, dans les différentes régions et républiques. Sur les 5 à
6 millions Nde Nvictimes Nen N1932-1933 N(aujourd’hui Nles Ndémographes Nimputent Nà
1930-1931 une partie des morts attribués au préalable aux deux années suivantes),
3,5 à 3,8 millions moururent en Ukraine ; 1,3 à 1,5 million au Kazakhstan (où la
mortalité atteignit son point culminant, en exterminant 33 à 38 % des Kazakhs et 8
à 9 % des Européens) ; enfin, plusieurs centaines de milliers dans le Caucase du
Nord et, dans une moindre mesure, en Moyenne- et en Basse-Volga où le secteur le
plus frappé coïncidait largement avec la République autonome allemande (définiti-
20
vement dissoute en 1941) .
Le taux de mortalité annuel pour mille habitants dans les campagnes, égal à 100
en 1926, sauta à 188,1 en 1933 dans l’ensemble du pays. Mais, en cette même
année, il était égal à 138,2 dans la République russe (qui comprenait pourtant alors
aussi bien le Kazakhstan que le Caucase du Nord), et à 333366667777,,,,7777, autrement dit presque
le Ntriple, Nen NUkraine. NLà, Nl’espérance Nde Nvie Nà Nla Nnaissance Ntomba Nen N1933 Nde
42,9 ans Npour Nles Nhommes Net N46,3 Npour Nles Nfemmes Nde N1926, Nà N7,3 Net N10,9 ans
respectivement (elle aurait été de 13,6 ans pour les hommes et 36,3 pour les femmes
en la terrible année 1941 qui s’avère ainsi cependant moins terrible que 1933).
Toujours en Ukraine, les 1 153 000 naissances attestées en moyenne entre 1926-
21
1929, régressèrent à 782 000 en 1932 et tombèrent à 470 000 en 1933 .
Ces écarts reflètent le cours différent suivi par la famine, cours dont étaient
largement responsables les décisions politiques prises à Moscou qui, à partir de
19. R. W. Davies, S. G. Wheatcroft, The Years of Hunger ..., op. cit.
20. L’incertitude Ndes Ndonnées Nukrainiennes Net Nsurtout Ndes Ndonnées Nkazakhes Nprovient Nen
premier lieu de la difficulté d’évaluer l’impact précis des exodes provoqués par la famine. Un
grand nombre de fuyards furent refoulés et renvoyés mourir chez eux, d’autres périrent dans les
gares Ndes Nvilles Nqu’ils Navaient Nréussi Nà Natteindre, Nd’autres Nencore Nréussirent Nà Nse Nsauver Nen
Russie, en Transcaucasie ou en Chine.
21. S. NMaksudov, Poteri Nnaselenija NSSSR, Nop. Ncit. ; S. V. NKul’©yc’kyj, Néd., Holomor N1932-
1933..., op. cit. ; R. W. Davies, S. G. Wheatcroft, The Years of Hunger ..., op. cit. ; F. Meslé,
J. Vallin, Mortalité et causes de décès..., op. cit. ; E. M. Andreev, L. E. Darskij, T. L. Har’kova,
Demografi©eskaja istorija Rossijskoj federacii, 1927-1959, Moscou, 1998 ; Ju. A. Poljakov, éd.,
Naselenie Rossii v XX veke, vol. 1 : 1900-1939 gg., Moscou, 2000.
462
ANDREA GRAZIOSI
l’automne 1932, donnèrent à celle-ci, dans des républiques et des régions détermi-
nées, ce caractère « planifié », parfois projeté de façon erronée également sur la
période précédente.
En Ukraine comme dans bien d’autres secteurs du pays, au printemps 1932, des
fonctionnaires locaux, des instituteurs de village et des dirigeants de la république
22
observèrent l’extension de la famine et le début d’un exode rural de masse . Stalin,
sous la pression du parti ukrainien qui réclamait une réduction des plans de réquisi-
tion, admit au début de juin que, au moins dans les zones où la situation était la plus
difficile, cette mesure était nécessaire, même par « sens de la justice ». De telles
réductions Ndevaient Ncependant Nêtre Nmodestes Net Nlocales, Ncar Ncomme NMolotov
l’aurait Nrapidement Ndéclaré Nofficiellement, N« même Nsi Nnous Nsommes Nconfrontés
aujourd’hui au spectre de la famine, surtout dans les zones productrices de céréales,
23
[...] Nles Nplans Nde Nramassage Ndoivent Nà Ntout Nprix Nêtre Nrespectés» , Nconclusion Nà
laquelle poussait la nécessité d’éviter la répétition à grande échelle des grèves et des
mouvements urbains du printemps, et d’honorer les traites allemandes venant à
échéance entre la fin de l’année et le début de 1933.
Pourtant, toujours en juin 1932, bien avant que les nationalistes ukrainiens aient
seulement envisagé une telle hypothèse, Stalin était en train d’élaborer ce que Terry
24
Martin a appelé à juste titre son « interprétation nationale » de la famine . Dans un
premier temps, il donna, en privé, libre cours à sa rage contre les dirigeants de la
république qu’il tenait pour responsables d’une situation à laquelle ils étaient inca-
pables de faire face avec la fermeté nécessaire. Cependant, quelques semaines plus
tard, entre juillet et août, après une conférence du parti ukrainien, implicitement
polémique avec Moscou et sur la base des rapports de l’OGPU qui accusaient les
communistes ukrainiens d’être contaminés par le nationalisme, Stalin mettait au
25
point une nouvelle analyse de la situation et de ses causes .
Il n’est pas impossible que ce qui fut l’ultime occasion de désaccord au sein du
Politbjuro avant la mort de Stalin dont on trouve trace dans les dossiers ait aussi joué
un rôle. À la réunion du 2 août 1932, quelqu’un, - probablement Petrovskij, alors
président de la République ukrainienne -, contesta l’ébauche préparée par Stalin
22. La tragédie de 1921-1922, elle aussi, fut annoncée par les famines locales du printemps
précédent, celui de 1920. Voir A. Graziosi, « Stato e contadini nelle Repubbliche sovietiche
attraverso i rapporti della polizia politica, 1918-1922 », Rivista storica italiana, II, 1998, p. 463-
528 N(dans Nlequel, Ntoutefois, Nje Ncite Nde Nfaçon Nerronée Ndes Ndonnées Nanciennes Nsurestimant Nla
mortalité due à cette famine) ; B. Patenaude, The Big Show in Bololand: The American Relief
Expedition to Soviet Russia in the Famine of 1921, Stanford, 2002.
23. Cité dans N. A. Ivnickij, « Golod 1932-1933 godov: kto vinovat », in Golod 1932-1933
godov, Moscou, 1995, p. 59.
24. La meilleure reconstitution des origines de l’« interprétation nationale » donnée à la famine
par Stalin se trouve dans T. Martin, The Affirmative Action Empire..., op. cit. Cependant,
Mace aussi était arrivé précédemment à des conclusions très semblables. Il avait également
l’intuition que quelque chose de décisif pour les développements ultérieurs s’était produit en
juillet 1932.
25. Le 5 août, par exemple, l’OGPU rapportait que des fractions du parti communiste ukrainien
et des nationaux-socialistes ukrainiens étaient « aux ordres du deuxième bureau de l’état-major
polonais », in Tragedija, p. 420-422, 433.
LES FAMINES SOVIÉTIQUES DE 1931-1933 ET LE HOLODOMOR UKRAINIEN
463
(ce dernier était en vacances et ne participait donc pas à la séance) ; il s’agissait de
l’ébauche de ce qui allait devenir le décret draconien, tristement célèbre, du 7 août
26
sur la défense de la propriété d’État contre le vol dans les champs . Tout de suite
après, le 11 août, malgré la récente signature du pacte soviéto-polonais de non-agres-
27
sion , dans une lettre cruciale à Kaganovi©, Stalin écrivit que l’Ukraine était désor-
mais la « principale question » (souligné par Stalin), que le parti, l’État et même les
organes de la police politique de la république étaient infestés d’agents nationalistes
et d’espions polonais, qu’on courait le risque « de perdre l’Ukraine », une Ukraine
28
qu’il fallait transformer au contraire en une « forteresse bolchevique » .
Cette Ninterprétation, Ndéveloppée Nà Nla Nbase Nde Nl’expérience Nukrainienne, Nfut
ensuite étendue aux Cosaques qui avaient été classés comme ennemis du régime
29
dès 1919 lorsqu’ils avaient été frappés par la « décosaquisation » , aux Allemands
de la Volga et, en termes moins brutaux toutefois, aux Biélorusses. La crise poussa
par Nconséquent NStalin Nà Nappliquer Nson Nmodèle Ndéjà Ntrès Nélaboré Nde Nrépression
préventive, catégorielle et donc collective (qui avait déjà atteint son premier point
culminant avec la dékoulakisation) à de nombreux groupes nationaux et socio-
nationaux lesquels, à son avis, représentaient une menace pour le régime. Comme
les événements le prouveraient, l’Ukraine et les Ukrainiens continuaient pourtant à
être en tête de ses préoccupations.
Lorsque, comme il fallait s’y attendre, les collectes furent insuffisantes dans les
régions Ntraditionnellement Nproductrices Nde Ncéréales, NMolotov, NKaganovi© Net
PostyÒev furent envoyés respectivement en Ukraine, dans le Caucase du Nord et
dans le bassin de la Volga pour redresser la situation. La décision d’utiliser la
famine, Nen Nen Namplifiant Nartificiellement Nl’étendue Npour Ndonner Nune Nleçon Naux
30
paysans Nqui Nrefusaient Nle N« nouveau Nservage » , Nfut Ndonc Nprise Nen Nautomne Nau
26. Kaganovi© évoqua cette opposition sans mentionner directement Petrovskij, dans une lettre
à Stalin qui n’a peut-être pas été envoyée : « Nous venons de nous réunir pour discuter du projet
de décret qui se compose de trois parties dans l’esprit de vos indications. Contre la troisième
partie est intervenu hier ..., qui pourtant n’était pas là aujourd’hui, étant parti. Des doutes et
même des objections à propos de la seconde et de la troisième partie ont aussi été formulés par
..., mais en fin de compte nous avons adopté le texte tel qu’il avait été conçu. » La seconde
partie condamnait les responsables de vol de la propriété kolkhozienne (essentiellement le blé)
à la peine de mort, ou à 5 à 10 ans de travaux forcés en présence de circonstances atténuantes.
La troisième partie punissait celui qui incitait les paysans à quitter les kolkhozes de 5 à 10 ans
de travaux forcés. In Stalin i Kaganovi© : Perepiska ..., op. cit.
27. Le Npacte Nfut Nsigné Nle N25 Njuillet N1932. NDans Nson Nétude N« A NNational NQuestion NCrosses Na
Systemic Border...», Snyder soutient de façon convaincante que même si Moscou, après le coup
d’État de Pi-sudski de 1926, se sentit l’objet d’une possible attaque, Varsovie devint, après 1930,
toujours plus favorable au maintien du statu quo. Il est donc probable, comme le suggère Snyder,
qu’une fois la menace polonaise éliminée avec le pacte pendant l’été 1932, Stalin se soit senti libre
d’en exploiter les résidus pour liquider les ennemis potentiels et consolider sa position.
28. Stalin i Kaganovi© : Perepiska..., op. cit., p. 273-274 et Y. Cohen, « Des lettres comme
action », Cahiers du Monde russe, 38(3), 1997, p. 307-346.
29. P. Holquist, « ‘Conduct Merciless Mass Terror.’ Decossackization on the Don, 1919 »,
Cahiers du Monde russe, 38 (1-2 ), 1997, p. 127-162.
30. S. NFitzpatrick, Stalin’s NPeasants: NResistance Nand NSurvival Nin Nthe NRussian NVillage Nafter
Collectivization, NNew NYork, N1994 ; NM. A. NBeznin, NT. M. NDimoni, N« Povinnosti Nrossijskih
kolhoznikov v 1930-1960-e gody », Ote©estvennaja istorija, 2, 2002.
464
ANDREA GRAZIOSI
moment où la crise provoquée par le premier plan quinquennal atteignit son point
culminant Net Noù Nla Nfemme Nde NStalin Nse Nsuicida. NLa Npunition Nétait Ntragiquement
simple, presque pavlovienne ; au fond elle n’était pas étrangère aux vieux clichés
socialistes qui acquéraient ainsi une tout autre signification : qui ne travaille pas,
c’est-à-dire qui n’accepte pas le système kolkhozien, ne mange pas. Stalin se référa
à la méthode qu’il avait imaginée dans sa fameuse correspondance de 1933 avec
∑olohov. Les « cultivateurs de blé estimés » du Don, dont le célèbre écrivain avait
déploré le sort avec Stalin, avaient engagé « une guerre ‘secrète’ contre le pouvoir
soviétique, une guerre dans laquelle - écrivait Stalin prenant le contre-pied de la
réalité - ils avaient utilisé la faim comme une arme », et dont ils payaient mainte-
nant les conséquences (autrement dit avec la famine qui sévissait, d’après la conclu-
31
sion implicite que Stalin laissait deviner) .
Moscou refusa de porter secours à la grande majorité des régions les plus frappées
jusqu’au printemps de 1933 (même les paysans du Don ne reçurent rien avant mai).
Alors que le commissaire aux Affaires étrangères Litvinov niait officiellement l’exis-
tence même de la famine dans ses réponses aux questions des diplomates et de la
presse étrangère, l’État en effet « luttait avec férocité » (selon les propos de Kaga-
novi©) pour mener à terme les plans de réquisition dans les régions en question.
Là où la question nationale compliquait la « question paysanne », en la rendant
plus aiguë et donc plus dangereuse ---- rappelons que Stalin avait explicitement lié les
deux questions dans ses écrits sur le nationalisme et que le leadership soviétique avait
vu cette hypothèse se confirmer par les grandes révoltes sociales et nationales des
campagnes ukrainiennes en 1919, qui s’étaient répétées ensuite, bien qu’à une échelle
32
mineure, au début de 1930 - le recours à la faim fut plus impitoyable et la leçon
beaucoup Nplus Ncruelle. ND’après Nles Ndonnées Ndémographiques, Nen NUkraine Naussi Nla
mortalité était étroitement liée à la résidence, urbaine ou rurale, et non à la nationalité
des victimes. En d’autres termes, celui qui vivait à la campagne souffrit bien plus que
celui qui résidait en ville, indépendamment de ses « origines ethniques ». Mais on ne
peut oublier que, comme tout le monde le savait, malgré l’urbanisation accompagnée
de l’ukrainisation de la décennie précédente, les villages restaient en majorité ukrai-
niens, alors que les villes avaient en grande partie conservé leur caractère « étranger »,
33
c’est-à-dire Nrusse, Njuif Net N- toujours Ndans Nune Nmoindre Nmesure N- polonais . NPar
31. Pour cet échange révélé par HruÒ©ev en 1963, voir aujourd’hui Pisatel’ i voÂd’: perepiska
M. A. ∑olohova s I. V. Stalinym, Moscou, 1997.
32. A. Graziosi, Bol’Òeviki Ni Nkrest’jane Nna NUkraine, N1918-1919 Ngody, NMoscou, N1997 ; NId.,
« Collectivisation, révoltes paysannes et politiques gouvernementales à travers les rapports du
GPU d’Ukraine de février-mars 1930 », Cahiers du Monde russe, 35 (3), 1994, p. 437-632;
L. Viola, Peasant Rebels under Stalin : Collectivization and the Culture of Peasant Resistance,
New York, 1996 ; V. P. Danilov, A. Berelowitch, éds., Sovetskaja derevnja glazami V¢K-
OGPU-NKVD, vol. 3 : 1930-1934, t. 1 : 1930-1931, Moscou, 2003.
33. Stalin ne se préoccupa jamais des « éclats qui volent quand on taille le bois », pour utiliser
une de ses expression favorites. Et il fut peut-être le plus grand interprète et exécutant de l’école
« statistique » Nde Nrépression, Nprête Nà Néliminer Ndes Ncatégories Nentières Npour Ngarantir Nla
« solution » Nde Nproblèmes Nréels, Nou Nmême Nseulement Npotentiels Nou Nimaginaires. NVoir
A. Graziosi, O. Chlevnjuk, T. Martin, « Il grande terrore », Storica, 18, 2000, p. 7-62....
LES FAMINES SOVIÉTIQUES DE 1931-1933 ET LE HOLODOMOR UKRAINIEN
465
conséquent, en Ukraine aussi, les campagnes furent l’objectif des mesures visant à
briser les reins des paysans, mais on avait pleinement conscience que ces campagnes
représentaient l’épine dorsale de la nation.
Le fait que, à cause de l’« interprétation nationale », la décision d’utiliser la
famine Nprit Nen NUkraine Net Ndans Nle NKouban Ndes Ntraits Ntout Nà Nfait Nspécifiques Nest
confirmé par les mesures qui étaient, du moins en partie, très différentes de celles
adoptées à l’échelle de l’Union, à l’exception partielle des terres des Cosaques du
Don.
Le 18 novembre, le Comité central ukrainien que Molotov et Kaganovi© avaient
contraint à l’obéissance, ordonna aux paysans de restituer les maigres avances en
nature sur la nouvelle récolte qu’ils venaient de recevoir en paiement du travail
accompli. La décision (il n’est pas difficile d’imaginer comment se traduisait en fait
son application dans des villages où sévissait la faim) ouvrit la voie à la répression
des fonctionnaires locaux qui avaient aidé les familles paysannes les plus affamées
en Ndistribuant Nleur Nblé. NDes Ncentaines Nde Nces Nfonctionnaires Nfurent Nfusillés, Ndes
milliers d’entre eux furent arrêtés souvent sous l’accusation de « populisme ». En
même temps, en Ukraine et dans le Kouban, l’État introduisait des amendes en
nature pour priver les paysans également de viande et de pommes de terre, mesure
qui ne fut pas étendue à la Volga où - peut-être à l’exception de la République
autonome allemande - PostyÒev traita moins durement même les cadres locaux
(cette punition moins cruelle causa toutefois un nombre très élevé de morts d’inani-
tion). Certains secteurs du Caucase du Nord et d’Ukraine, où l’opposition à la
collectivisation Navait Nété Nplus Nforte, Nfurent Nau Ncontraire Npunis Navec Nune Ncruauté
encore plus grande : tous les biens qui s’y trouvaient, même les biens non agricoles,
furent Nretirés Ndes Nmagasins Nlocaux, Ncependant Nque Ndans Ncertaines Nlocalités Non
procéda à la déportation vers le nord et vers l’est de la population tout entière.
La famine prit ainsi des formes et des dimensions de loin supérieures à celles
qu’elle aurait eues si la nature avait suivi son cours. Bien que beaucoup moins
intense et moins étendue que la famine de 1921-1922 en termes de sécheresse et de
zones frappées (ainsi, la récolte de 1932, quoique très faible, fut même plus élevée
que celle de 1945 où il n’y eut pas de morts massives imputables à la faim), la
famine fit trois à quatre fois plus de victimes à la suite de décisions politiques qui
visaient à sauver le régime de la crise dans laquelle il était tombé à cause de ces
mêmes politiques, assurant ainsi la victoire de la « grande offensive » lancée quatre
années auparavant.
De la conscience qu’en Ukraine et que dans le Kouban la question paysanne
était aussi une question nationale découlait la nécessité de les affronter et de les
« résoudre » Ntoutes Nles Ndeux Nd’un Nseul Ncoup. NEt Npour Ns’assurer Nqu’une Ntelle
« solution » durerait dans le temps, on l’assortit de la décision d’éliminer les élites
nationales et leurs politiques, soupçonnées, comme on le sait, de connivence avec
les paysans.
Les 14 et 15 décembre 1932, le Politbjuro approuva deux décrets secrets qui
bouleversaient dans la seule Ukraine les politiques officielles en matière de natio-
nalité sanctionnées en 1923. On y lisait que l’indigénisation (korenazicija) déjà
466
ANDREA GRAZIOSI
mentionnée, telle qu’elle avait été appliquée en Ukraine et dans le Kouban, loin
d’avoir affaibli le sentiment national, l’avait au contraire aidé à se développer, en
produisant des ennemis ayant la carte du parti en poche (rappelons que l’un des
préceptes de la korenizacija était précisément le recrutement et la promotion des
cadres locaux dans les structures du parti). Les paysans n’étaient donc pas seuls
coupables de la crise dont ils partageaient la responsabilité avec la classe politique
et intellectuelle ukrainienne.
Un tel raisonnement concernait aussi les programmes d’ukrainisation de la Répu-
blique russe. Plusieurs millions d’Ukrainiens qui, à la suite de choix pro-russes au
moment du tracé des frontières entre les républiques au milieu des années 20, se
trouvaient vivre en RSFSR, furent ainsi privés du droit à l’instruction et à la presse
dans Nleur Npropre Nlangue Net Nà Nune Nautonomie Ngouvernementale Ndont Nen Nrevanche
toutes les autres nationalités continuaient à jouir. Au moment du recensement de
1937, seuls trois millions de citoyens de la RSFSR se définirent comme Ukrainiens,
contre 7,8 millions qui avaient fait ce choix en 1926 (mais une partie au moins de
cette baisse peut être imputée à la promotion du Kazakhstan - république auto-
nome de la RSFSR jusqu’à 1936 - devenu une république soviétique).
Quelques jours plus tard, le 19 décembre, des mesures semblables frappèrent la
Biélorussie où, comme en Ukraine, la question paysanne coïncidait largement avec
la question nationale et avait, pour cette raison, causé de sérieux problèmes déjà du
temps de la guerre civile, même si c’était à une échelle infiniment moindre. En
Biélorussie également, le parti fut accusé par la suite, au début du mois de mars
suivant, de favoriser le nationalisme, et les cadres politiques locaux et l’intelli-
gentsia nationale furent réprimés pour ce « crime », mais la répression fut moins
brutale et on n’arriva pas, par exemple, au rejet explicite de la « biélorussisation ».
On voyait ainsi confirmée la différence fondamentale dans les politiques nationales
qui étaient beaucoup plus tolérantes en Asie Centrale ou en Sibérie qu’elles ne le
furent dans les régions occidentales de l’URSS que Moscou considérait à juste titre
34
comme beaucoup plus dangereuses .
La nuit du 20 décembre, sur une proposition de Kaganovi©, le Politbjuro ukrai-
nien s’employa à réaliser de nouveaux objectifs dans le domaine des collectes de
céréales. NNeuf Njours Nplus Ntard, Non Ndéclara Nque Nla Nprécondition Nnécessaire Npour
35
atteindre de tels objectifs était la découverte et la saisie des « réserves familiales » .
Le N22 janvier N1933, Ntout Nde Nsuite Naprès Nl’arrivée Nde NPostyÒev, Naccompagné Nde
centaines de cadres centraux, en qualité de nouveau plénipotentiaire de Moscou en
Ukraine, Stalin et Molotov ordonnèrent à l’OGPU d’arrêter l’exode d’Ukraine et du
Kouban des paysans à la recherche de nourriture. Le Comité central et le gouverne-
ment, écrivaient-ils « sont convaincus qu’un exode comme celui de l’année passée a
34. Oleg NHlevnjuk Nm’a Naimablement Nrappelé Nl’existence Ndes Ndécrets Ndu NBureau Npolitique :
O sel’sko-hozjajstvennyh Nzagotovok Nv NBelorussii [Les Nstocks Nde Ncéréales Nen NBiélorussie],
Politbjuro du 6 décembre 1932, procès-verbal n. 126, p. 1, RGASPI, fond 17, opis’ 3, delo 912,
list 8, 42-43 ; et Ob izvraÒ©enii nacional’noj politiki VKP(b) v Belorussii [La déformation de la
politique nationale du parti en Biélorussie], RGASPI, f. 17, op. 3, d. 917, l. 7.
35. Tragedija, p. 603-611.
LES FAMINES SOVIÉTIQUES DE 1931-1933 ET LE HOLODOMOR UKRAINIEN
467
été organisé par les ennemis du pouvoir soviétique, par les socialistes-révolution-
naires et les agents polonais pour faire de l’agitation, ‘en utilisant les paysans’ contre
les kolkhozes et, plus généralement, contre le pouvoir soviétique dans les territoires
du nord. L’année passée les organes du parti, de l’État et de la police n’ont pas mis en
lumière Nce Ncomplot Ncontre-révolutionnaire N[...] NUne Nrépétition Nde Ncette Nerreur
36
pendant l’année en cours serait intolérable » . Au cours du seul mois suivant, sur la
base Nde Nce Ndécret, Non Narrêta Nau Nmoins N220 000 Npersonnes, Nsurtout Ndes Npaysans
affamés à la recherche de nourriture. On réexpédia 190 000 d’entre eux crever de
faim dans leurs villages.
Même Nles Nroutes Nqui Nmenaient Naux Nvilles Nukrainiennes, Nincomparablement
37
mieux approvisionnées que les campagnes, encore qu’elles fussent misérables ,
furent entourées de barrages de police anti-paysans, alors que les villages étaient
abandonnés à la mort. Ce que Kosior, encore secrétaire du parti ukrainien mais pour
peu de temps, écrivit à Moscou le 15 mars confirme que la faim était utilisée pour
apprendre aux paysans la soumission à l’État et à son maître : « l’insatisfaisante
progression des ensemencements dans de nombreuses régions, déplorait-il, montre
que la famine (golod) n’a pas encore enseigné la raison à bien des kolkhoziens »
38
(c’est moi qui souligne) .
Ces mesures furent accompagnées et suivies d’une vague de terreur anti-ukrai-
nienne présentant déjà certains des traits qui marquèrent quelque temps après les
« opérations de masse » de la Grande terreur de 1937-1938. Ainsi s’achevait par le
suicide de leaders importants comme Skrypnyk et d’écrivains comme Hvyl’ovyj, et
par Nla Nrépression Nde Nmilliers Nde Nses Ncadres, Nl’expérience Nnationale-communiste
suscitée par la guerre civile.
Par conséquent l’adoption du terme Holodomor semble légitime et même indis-
pensable Npour Nfaire Nla Ndistinction Nentre Nla Nfamine Ngénérale Nde N1931-1933 Net Nla
famine ukrainienne après l’été de 1932. Malgré leurs liens étroits, les deux phéno-
mènes furent en effet fondamentalement différents.
Il en va de même pour les conséquences de la famine, elles aussi en partie
semblables et essentiellement différentes tout à la fois. Alors que, dans l’URSS tout
39
entière, l’arme de la faim brisa la résistance paysanne , en assurant la victoire d’un
36. Tragedija, p. 635.
37. Dans leurs rapports, les consuls italien et polonais de Kiev parlaient de centaines, et non de
dizaines, de cas de morts d’inanition par jour dans les rues et dans les cours de la ville. Il s’agis-
sait en général de paysans qui avaient réussi d’une manière ou d’une autre à gagner la ville en
franchissant les cordons de police. Leurs corps étaient rapidement enlevés.
38. Voici le texte original : « to, ©to golodovka ne nau©ila eÒ©e o©en’ mnogo kolhoznikov umu-
razumu, Npokazyvaet Nneudovletvoritel’naja Npodgotovka Nk Nsevu Nkak Nraz Nv Nnajbolee Nneblago-
polu©nyh rajonov » (in S. V. Kul’©yc’kyj, éd., Holodomor 1932-1933 rr., op. cit.).
39. Dès le 17 mai 1933, après avoir visité la région du Don, un inspecteur du Comité exécutif
central de l’URSS signalait une légère augmentation du nombre de kolkhoziens au travail, en
expliquant ce fait par leur désir de recevoir la nourriture que les autorités avaient commencé à
distribuer Nsur Nla Nbase Ndes Njours Nde Ntravail Neffectif. NDans Nbeaucoup Nde Nvillages, Najoutait-il, Nla
« conspiration du silence » avait été brisée : les paysans qui, encore quelques semaines aupara-
vant, refusaient fût-ce même de parler avec les autorités, avaient commencé à intervenir aux
réunions, en général pour demander du pain, contre la promesse de travailler avec zèle. Ainsi, de
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dictateur à l’égard duquel les gens éprouvaient une peur sans précédent, et autour
duquel commença à se développer un nouveau culte, basé en grande partie sur cette
peur ; en ouvrant la porte à la terreur de 1937-1938 ; en marquant un changement
profond du mensonge officiel qui avait accompagné le régime soviétique depuis sa
naissance ; en permettant, en vertu de la soumission de la république la plus impor-
tante, Nla Ntransformation Nde Nfait Nde Nl’État Nfédéral Nsoviétique Nen Nun Nempire
despotique ; et enfin, en laissant un terrible héritage de douleur à de nombreuses
familles qui ne furent même pas autorisées à en faire le deuil parce que la famine
devint Nimmédiatement Npeut-être Nle Nprincipal Ntabou Ndu Npassé Nsoviétique Net Nque,
d’après Nle Nnouveau Ndogme Nofficiel, Nla Nvie Nétait N« devenue Nplus Ngaie » N(il Nfaut
rappeler que Gorba©ev aussi avait perdu dans la famine trois oncles paternels dont il
a parlé ensuite dans ses mémoires, mais dont la mort, du moins en apparence,
40
n’avait pas entaché son adhésion au régime) , en Ukraine et au Kazakhstan la
famine avait creusé beaucoup plus profondément.
Au Kazakhstan, la famine endommagea sérieusement les structures porteuses de
la société traditionnelle. En Ukraine, tant le corps que la tête de la société nationale
avaient été frappés, ralentissant et perturbant le processus d’édification nationale.
Je pense, par exemple, que seul cet éclairage permet d’expliquer la présence incom-
parablement plus faible du mouvement national ukrainien dans la grande crise de
1941-1945, en comparaison de ce qui se produisit en 1914-1922 (la Galicie qui ne
faisait pas partie de l’URSS en 1933 fut - ce qui n’est pas surprenant - l’excep-
tion extraordinaire).
Le Nnombre Nde Nleurs Nvictimes Nfait Ndes Nfamines Nsoviétiques Nde N1931-1933 Nun
ensemble de phénomènes qui, dans le cadre de l’histoire européenne, peut être
comparé Nuniquement Naux Ncrimes Nnazis Nultérieurs. NLe Ncours Ndes Névénements Nen
Ukraine et dans le Caucase du Nord, le lien qu’il eut tant avec l’interprétation que
Stalin donna à la crise qu’avec les politiques qui en découlèrent, posent, de façon
nouvelle, la question de leur nature : est-ce qu’il y eut aussi un génocide ukrainien ?
La réponse semble être non si nous pensons à une famine conçue par le régime
ou - version encore plus indéfendable - par la Russie pour anéantir le peuple
ukrainien. NEt Nelle Nreste non Nsi Non Nadopte Nune Ndéfinition Nrestrictive Ndu Ngénocide
comme une volonté prédéterminée d’exterminer tous les membres d’un groupe
ethnique, Nreligieux Nou Nsocial, Nauquel Ncas Nseul Nl’Holocauste Nrentrerait Ndans Ncette
catégorie.
la même façon et plus qu’en 1921-1922, la famine sauva le régime en brisant l’échine des
paysans (in N. Werth, G. Moullec, Rapports secrets soviétiques, op. cit.). Le 11 juillet, un
diplomate italien soutint la même thèse en se fondant sur les dires de plusieurs spécialistes
agraires allemands revenus d’Ukraine et du Kouban (in A. Graziosi, Lettere da Kharkov..., op.
cit., p. 152).
40. M. Gorbachev, Memoirs, New York, 1995, p. 27.
LES FAMINES SOVIÉTIQUES DE 1931-1933 ET LE HOLODOMOR UKRAINIEN
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De même la définition assez étroite de génocide adoptée par les Nations Unies
en 1948 énumère cependant parmi les actes génocidaires possibles, outre le fait de
« killing Nmembers Nof Nthe Ngroup, Nand Ncausing Nserious Nbodily Nor Nmental Nharm Nto
members of the group », le fait de « deliberately inflicting on members of the group
conditions of life calculated to bring about its physical destruction in whole or in
part » (c’est moi qui souligne). Peu de temps auparavant, Raphael Lemkin, auquel
nous Ndevons Nce Nterme, Navait Nnoté Nque, N« généralement Nparlant, Nle Ngénocide Nne
signifie pas forcément la destruction immédiate d’une nation... Par ce terme, on
entend plutôt un plan coordonné de multiplication des actes visant à détruire les
41
fondements essentiels de la vie de groupes nationaux... » .
Dans cette perspective, si nous réfléchissons aux différences importantes entre
les taux de mortalité dans les diverses républiques ; si nous ajoutons aux millions de
victimes ukrainiennes, celles du Kouban incluses, les millions d’Ukrainiens russi-
fiés après décembre 1932, et les milliers de paysans en fuite qui connurent le même
sort après avoir échappé aux barrages de police et s’être réfugiés dans la Répu-
blique russe ; si nous tenons compte du fait que nous avons affaire par conséquent à
la perte de 20 à 25 % de la population ethnique ukrainienne ; si nous nous remémo-
rons que cette perte fut causée par la décision - un acte subjectif indubitablement
d’utiliser la famine dans le sens anti-ukrainien sur la base de l’« interprétation
nationale » de la crise élaborée par Stalin dans la seconde moitié de 1932 ; si nous
estimons que, sans cette décision, les victimes auraient été au maximum de l’ordre
de centaines de mille, c’est-à-dire moins que pendant la famine de 1921-1922 ; et si
finalement nous prenons en considération la destruction d’une grande partie de
l’élite politique et intellectuelle de la république, des instituteurs de village aux
leaders nationaux, alors la réponse à la question du génocide ukrainien ne peut
qu’être positive.
Les événements compris entre la fin de 1932 et l’été 1933 permettent donc quel-
ques conclusions :
1.NStalin et le régime contrôlé par lui et tenu en sujétion - mais certainement
pas la Russie ou les Russes qui pâtirent eux aussi de la faim, même si ce fut à
moindre Néchelle N- appliquèrent Nconsciemment, Nau Nsein Nd’une Noffensive
tendant Nà Nfaire Ncéder Nles Npaysans, Nune Npolitique Nanti-ukrainienne Nvisant Nà
l’extermination de masse et provoquant un génocide dans l’acception que je
42
viens de donner au terme , un génocide dont les cicatrices physiques et
psychiques sont encore visibles aujourd’hui.
41. Yearbook of the United Nations, New York, 1948-1949, p. 959 ; R. Lemkin, Axis Rule in
Occupied Europe, Washington, DC, 1944, p. 82. Voir J. O. Pohl, « Stalin’s Genocide against
‘Repressed People’ », Journal of Genocide Research, 2, 2000, p. 267-293.
42. Comme N. Valentinov (Vol’skij) le souligna dans un article court mais pénétrant, « Tout
est permis », Le Contrat social, X, 1966, p. 19-28 et 77-84, Stalin et Hitler ont fait partie du
e
minuscule groupe d’un certain type terrible de révolutionnaires du XX siècle européen, ceux
pour lesquels justement tout était possible.
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2.NCe génocide est l’œuvre d’une famine qui, au début, n’avait pas été déclen-
chée artificiellement dans ce but, mais qui, une fois qu’elle eut fait son appa-
rition comme conséquence « non programmée » des politiques du régime,
fut manœuvrée volontairement à cette fin (il semble que la tragédie kazakhe,
proportionnellement Nencore Nplus Nterrible, Nait Nété N« seulement » Nle Nrésultat
malencontreux de la dénomadisation et de l’indifférence absolue au sort des
43
autochtones ).
3.NCe génocide eut lieu dans un contexte dominé par la décision de Stalin de
punir par la faim et par la terreur un certain nombre de groupes nationaux et
ethnico-sociaux considérés comme dangereux ou potentiellement dange-
44
reux . Ainsi que tous les indicateurs quantitatifs le montrent, la punition
comme la terreur culminèrent, pour les raisons précédemment énumérées,
en Ukraine où elles se transformèrent en un phénomène qualitativement
différent.
4.NVues sous cet angle, les relations entre le Holodomor et les autres punitions
répressives Ntragiques Nde N1932-1933 Nrappellent Nd’une Ncertaine Nfaçon Nles
rapports déjà mentionnés entre la répression nazie et l’Holocauste.
5.NToutefois, le Holodomor a été très différent de ce dernier. Il ne se proposait
pas l’extermination de la nation ukrainienne tout entière, il ne reposa pas sur
le meurtre direct des victimes, il fut motivé et élaboré théoriquement et poli-
43. La thèse du génocide a été soutenue également sur la base d’autres arguments. Kul’©yc’kyj,
par exemple, a présenté aussi bien la famine à l’échelle de l’URSS que le Holodomor comme
des génocides motivés idéologiquement, dans la mesure où ils résultaient de choix inspirés en
1929 par la conception de l’idéologie communiste alors courante parmi les dirigeants soviéti-
ques. Le fait que derrière la « révolution stalinienne d’en haut », et donc derrière les politiques
suscitées par la crise de 1931-1932, il y ait eu aussi des idéaux communistes - pour primitifs
qu’ils aient été - semble incontestable. Et il est difficile de soutenir que Stalin a ignoré quelles
pourraient être les conséquences de ces politiques. L’année 1921-1922 l’avait déjà démontré et,
avant 1927, Stalin lui-même avait critiqué plusieurs fois la proposition de Trockij d’aban-
donner la NEP au profit de la collectivisation et de l’industrialisation accélérées (quoique de
bien moindre envergure que celles qui furent promues par Stalin lui-même après 1928), en
déclarant que ces mesures conduiraient à une crise dans les rapports avec les campagnes et
provoqueraient Nune Nfamine N(terme Nemployé Npar NStalin). NLes Nhypothèses Ncomme Ncelles Nde
Kul’©yc’kyj renferment donc plus qu’un noyau de vérité, mais je crois que Stalin, tout en
sachant Nque Nl’offensive Ndéclenchée Nen N1929 Nproduirait Nune Ncrise, Nn’imaginait Npas Nalors Nles
dimensions que celle-ci prendrait. En effet, à la fin de 1930 il était convaincu que le pire était
passé et qu’il avait gagné la bataille avec les campagnes. Voici pourquoi ces positions, bien
qu’elles Nsoient Nen Npartie Ncorrectes Net Nmettent Nen Nrelief Navec Njustesse Nle Nrôle Nde Nl’idéologie
communiste et des croyances économiques erronées, sont faibles si on les utilise pour soutenir
que la famine et le Holodomor furent des génocides.
44. Dans une lettre qu’il m’a adressée, Oleg Hlevnjuk a observé à juste titre que bien des politi-
ques staliniennes présentaient des caractéristiques « génocidaires ». « Quel que fût le problème
qui surgissait dans le pays, il était affronté par l’application de la violence directe à l’égard de
groupes spécifiques de la population, et bien définis en termes socio-culturels, ou nationaux. »
Ces groupes et le traitement qui leur fut infligé, depuis des mesures préventives jusqu’à la liqui-
dation, varièrent au cours du temps en fonction de la situation intérieure et internationale et des
convictions personnelles du despote. Ils comprenaient les Cosaques, les paysans, la vieille
intelligentsia russe, et les intelligentsias nationales, les « nations ennemies » comme les Polo-
nais et les Allemands d’abord, les Tchétchènes et les Juifs plus tard, etc. Par conséquent le
Holodomor est posé sur cette toile de fond et ne peut être compris que dans ce contexte.
LES FAMINES SOVIÉTIQUES DE 1931-1933 ET LE HOLODOMOR UKRAINIEN
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45
tiquement - peut-on dire « rationnellement » ? - et non pas sur des bases
ethniques Net Nraciales (cette Ndernière Ndifférence Nest, Nau Nmoins Nen Npartie, Nà
l’origine des deux qui la précèdent).
6.NDans cette optique, l’Holocauste est exceptionnel, car il représente la forme
la plus pure, et par conséquent qualitativement différente, de génocide imagi-
nable. Il fait donc partie d’une catégorie indépendante, mais en même temps
il représente le haut d’une pyramide à plusieurs étages dont les gradins sont
constitués d’autant de tragédies. Celui du Holodomor se trouve proche de
son sommet.
Si elle était exacte, comme je le crois, cette réponse affirmative aurait des consé-
quences morales et intellectuelles capitales sur notre image et sur notre interpréta-
e
tion du XX siècle européen. Dans un autre essai, j’ai tenté d’indiquer quelques-unes
de Nces Nconséquences Naprès Navoir Ndiscuté Nles Nproblèmes Nliés Nà Nl’impact Nde Nla
46
« Grande famine », à moyen et long terme, sur l’histoire soviétique . Je voudrais
maintenant en rappeler seulement trois.
De quelle façon la conscience des modalités, de l’importance et des responsabi-
lités de la famine influence-t-elle le jugement que nous sommes appelés à porter -
en tant qu’êtres humains avant même de le porter en tant qu’historiens - sur le
système soviétique et sur la première génération de ses dirigeants, groupe dans
lequel sont inclus les fonctionnaires qui exécutèrent leurs décisions, sans oublier
pour autant ceux, nombreux, qui refusèrent courageusement d’appliquer et même
boycottèrent les politiques de l’État, et furent sévèrement punis pour cela ?
À la lumière de 1932-1933, ce système ne nous apparaît-il pas, au moins en ce
qui concerne une phase importante de son existence, bien plus comme un État
violent et primitif, dirigé par un despote cruel, que comme un « totalitarisme »
modernisateur, visant au nom de l’idéologie à conquérir et à remodeler les cons-
ciences de ses sujets ?
Est-il possible de soutenir que, si à la racine du système soviétique, tel qu’il fut
remodelé par Stalin, il y eut un crime d’une telle importance, alors son effondre-
ment est en quelque sorte lié à ce péché originel, couvert par des décennies de
mensonge, Ninavouable Nprécisément Npour Ncette Nraison. NDe Nce Npoint Nde Nvue, Nla
« Grande famine » prit la forme d’un obstacle formidable à la survie, par renouvel-
lement, d’un système qui ne pouvait dire la vérité sur son passé et fut balayé aussi
par Nl’émergence Nde Ncette Nvérité, Nsouvent Ngrâce Nà Ndes Nhommes Nqui Nvoulaient Nle
45. On pourrait soutenir que les génocides pour des raisons raciales ou sur la base des théories
du complot, selon lesquelles le futur d’une nation ou d’une « race » exige l’extermination d’un
autre peuple, sont tout aussi « rationnels ». Après tout, la décision d’exterminer procède de ce
qui pourrait passer pour un raisonnement. Je crois cependant qu’il y a là une différence impor-
tante, du moins dans le type de rationalité auquel nous faisons référence. Celle de Stalin était
assez sophistiquée et impliquait l’utilisation de théories élaborées sur le processus d’édification
nationale et étatique, sur le comportement paysan, sur les possibilités d’influencer la réalité,
etc., qui plongeaient naturellement leurs racines dans le marxisme.
46. A. Graziosi, « The Great Famine of 1932-33: Consequences and Implications », à paraître
dans Harvard Ukrainian Studies.
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réformer et le rendre plus humain, et commencèrent à le faire en cherchant à régler
les comptes avec le passé, seulement pour découvrir qu’il y avait des comptes qui
47
ne pouvaient pas être soldés .
Ainsi se trouve soulevée de façon implicite la question, extrêmement intéres-
sante, de l’évolution des « totalitarismes », une catégorie que je n’aime pas non
plus parce qu’elle permet difficilement de tenir compte de cette évolution, indiscu-
table dans le cas soviétique (il suffit à ce propos de comparer Stalin non pas à
Gorba©ev, mais aussi à HruÒ©ev et à BreÂnev). D’après Burckhardt, « même un État
fondé au début seulement sur le malheur des opprimés est contraint avec le temps à
développer une espèce de droit et de vie civile, parce que les personnes civiles et
justes s’en sont emparées petit à petit [...] et parce que [l’État peut] prouver sa vita-
48
lité seulement en transformant la violence en force. »
Se peut-il, si la paix prévaut pendant une période suffisamment longue, que la
progression, si ce n’est le triomphe de cette évolution, soit vraiment réalisable même
quand l’histoire du système qui évolue est marquée par un génocide ? Si c’était vrai,
l’histoire soviétique ne serait pas seulement cette parabole morale extraordinaire
qu’elle est, mais aussi un signe d’espoir en termes bien plus généraux.
(traduit de l’italien par Dominique Négrel)
Università degli studi di Napoli Federico II
andrea.graziosi@unina.it
47. Bien entendu, je ne soutiens pas que ceci ait été la raison de l’effondrement soviétique.
Pourtant la nature inexpiable de son passé compliqua certainement la vie d’un système qui était
en train de suffoquer lentement sous le poids de ses contradictions démographiques, économi-
ques et nationales et qui fut anéanti finalement par la tentative de lui trouver une nouvelle vie
grâce à une grande réforme.
48. J. NBurckhardt, Considérations Nsur Nl’histoire Nuniverselle, NParis, N2001 N(édition Nitalienne,
Florence, 1965, p. 35 sq).