IL FALLAIT BIEN FAIRE MEMOIRE DE CE COUPLE QUI A SACRIFIE BEAUCOUP , POUR QUE LE HOLODOMOR NE SOIT PLUS UNE HISTOIRE "HONTEUSE" QUE LES SURVIVANTS SE CHUCHOTAIENT
1933, l’année noire de Volodymyr Maniak et Lidia Kovalenko M(Ed. Albin ichel). ( tiré du MEMORIAL, livre témoignage édité à KIEV en 1991
La mémoire d’un massacre oublié. Durant l’hiver 1933, plusieurs millions d’habitants des campagnes ukrainiennes sont morts de faim, alors même que les greniers à grain des kolkhozes étaient pleins. La nourriture a été confisquée jusque dans chaque famille dans le but prémédité de faire mourir une bonne partie de la paysannerie indocile. Longtemps, le régime soviétique a fait régner le silence sur ce crime de masse. En 1991, un couple de journalistes ukrainiens a rassemblé les témoignages des derniers survivants de cette tragédie. Leur livre, capital pour restaurer la mémoire de cette terrible famine, paraît sous le titre: 1933, l’année noire de Volodymyr Maniak et Lidia Kovalenko (Ed. Albin Michel).
Terrible hiver 1933: en quelques mois, 4 à 6 millions d’habitants d’Ukraine, du Kouban et du Nord-Caucase sont morts de faim. On sait aujourd’hui que cette pénurie alimentaire a été artificiellement provoquée. Au motif officiel que les campagnes devaient nourrir les villes, des brigades d’"activistes" sont venues confisquer le moindre grain de blé, la moindre betterave. Des soldats ont pris position autour des champs avec ordre de tirer sur ceux qui viendraient voler une poignée d’épis.
En quelques semaines, une vaste région dont l’agriculture avait fait la richesse s’est trouvée peuplée de cadavres au ventre enflé. Pour subsister, les survivants en ont été réduits à manger des chats, des chiens, des moineaux, des écorces ou des racines. Certains se sont nourris de cadavres. Des parents ont mangé leurs enfants. Lorsque la situation est lentement revenue à la normale, au printemps 1933, plus rien n’était comme avant : des familles entières avaient disparu, des villages étaient rayés de la carte.
A l’époque, pourtant, peu de choses ont été sues de ce drame collectif. Ce n’est qu’à la fin des années 80 que des historiens ont commencé à reconstituer les faits. Parmi ceux qui ont contribué à les faire savoir figure un couple de journalistes ukrainiens. A partir de 1987, Volodymyr Maniak et Lidia Kovalenko ont entrepris de recueillir des récits de survivants. Ces témoignages venus de toute l’Ukraine ont donné un visage aux millions de morts anonymes de la famine. La traduction de ces témoignages paraît aujourd’hui en France (1)
Les historiens sont partagés sur les raisons de la famine
Tout de suite, il faut exprimer un regret: les noms de ces deux journalistes ne sont qu’à peine mentionnés dans un court avant-propos de l’éditeur. Ils ne figurent pas sur la couverture du livre. Il y a là une injustice vis-à-vis de ce couple qui a dû faire preuve de beaucoup d’obstination et de courage pour rassembler les bribes d’une vérité que le régime voulait taire.
Ceci posé, la publication de ces témoignages marque tout de même une étape capitale dans la reconnaissance en France de la tragédie ukrainienne de l’hiver 1933. Jusqu’ici, bien peu d’ouvrages abordaient le sujet. Les témoignages recueillis par Volodymyr Maniak et Lidia Kovalenko aident à se représenter ce que fut l’agonie par la faim, sur l’une des plus riches terres agricoles d’Europe, au long des deux hivers 1932 et 1933. Mais ils sont loin de répondre à toutes les questions.
La première qui se pose est bien évidemment : Pourquoi ? La réponse fait l’objet d’une intense querelle entre historiens. Georges Sokoloff, qui signe la préface de 1933, l’année noire, passe en revue les différentes explications. Et il estime, pour conclure, que la famine fut "le paroxysme d’une longue crise opposant le groupe stalinien à l’ensemble du monde paysan".
La famine organisée aurait alors été un des effets de la politique de collectivisation des terres, touchant aussi bien l’Ukraine que plusieurs régions céréalières riches de Russie. Les réquisitions forcées de nourriture auraient été, pour Staline, un moyens de punir, voire d’éliminer, la classe de petits propriétaires terriens (les koulaks).
D’autres historiens, dont beaucoup sont américains, défendent une autre approche. Ils estiment que la famine organisée fut plutôt une façon d’éradiquer le sentiment national ukrainien. "Staline a regretté d’avoir laissé la bride sur le cou aux Ukrainiens, entre 1921 et 1929, ce qui avait permis une grande floraison culturelle et renforcé le sentiment d’autonomie. Trois réquisitions de nourriture successives ont alors été décidées sciemment pour pousser à l’extrême la situation et en finir avec le problème de la nation ukrainienne", argumente Daniel Beauvois, historien (2).
Cette controverse est loin d’être anodine. Dans le second cas, en effet, elle permet de qualifier la famine de 1933 de "génocide ". Ce crime prendrait place dans une politique durable de Moscou pour étouffer les nationalismes à sa périphérie. Dans l’autre cas, cette famine n’est qu’un "simple" avatar des répressions staliniennes.
A l’époque, la famine est passée quasiment inaperçue
Risquons une remarque : les deux explications ne sont pas forcément contradictoires. Il était possible, à l’époque, d’être à la fois hostile à la collectivisation des terres et à la loi de Moscou. C’était même le cas de nombreux paysans ukrainiens, attachés à la petite propriété, héritant d’une tradition de paysans libres. Seconde question qui se pose à propos de cette famine organisée : comment se fait-il qu’elle ait pu passer, à l’époque, quasiment inaperçue ? Les journaux américains de l’époque y ont bien consacré quelques reportages. Cela n’a pas empêché les Américains d’accepter, en 1933, l’URSS au sein de la Société des nations. La même année, le français Edouard Herriot, ancien président du Conseil, faisait un voyage en URSS. Il passait cinq jours en Ukraine. Sur place, il visitait un kolkhoze modèle et revenait en assurant que les allégations sur la famine étaient des calomnies.
Usant de la censure et de la dénégation, le régime stalinien a caché cette famine à son peuple comme aux étrangers. L’aveuglement des puissances de l’époque a été renforcé par le fait que tous les regards, en cette année noire de 1933, étaient surtout tournés vers l’Allemagne o&Mac249; Adolph Hitler prenait le pouvoir. Alarmés par la montée des périls en Europe, beaucoup n’ont donc pas voulu voir le drame qui se déroulait à la frontière orientale de l’Europe.
Présidente de l’association Ukraine 33, basée à Lyon, elle-même fille d’Ukrainiens, Génia Cuzin s’efforce de faire davantage connaître aux Français l’histoire de la famine. " Il me semble que c’est important, explique-t-elle. Ce combat est celui du droit à notre mémoire. Mais il ne concerne pas que les Ukrainiens. La faim, c’est une arme politique dans la main de tyrans. Je pense que si l’on avait un peu plus stigmatisé la grande famine ukrainienne de 1933, des dictateurs africains n’auraient pas osé, plus tard, utiliser les mêmes méthodes."
Al. G. (1) 1933, l’année noire, Ed. Albin Michel, (2) Auteur de La Bataille de la terre en Ukraine, Presses universitaires de Lille, 1993.
"Mes parents ont sillonné le pays durant trois ans" Dépositaire du travail de ses parents, Anton Maniak se souvient des conditions dans lesquelles ils ont recueilli ces témoignages. Interview : Anton Maniak. Agé de 33 ans, juriste, il est le fils unique des journalistes Volodymyr Maniak et Lidia Kovalenko.
Quand vos parents ont-ils entrepris de recueillir des témoignages sur la famine de 1933 ? Anton Maniak : Ce livre a été fait sur une idée de mon père. Il avait auparavant fait un autre livre, intitulé Les Villages brûlés, qui contenait des témoignages sur les destructions pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce livre avait eu beaucoup de succès au temps de l’Union soviétique. Pour le faire, mon père avait voyagé à travers toute l’Ukraine. C’est à cette occasion que de nombreuses personnes lui ont parlé des ravages causés par la famine de 1933. Il a alors commencé à engranger des témoignages. Mais quand il a voulu faire un nouveau livre sur ce sujet, aucun éditeur n’a accepté de le financer. On était alors à l’époque de la perestroïka, mais cela n’a visiblement pas suffi pour qu’un éditeur prenne ce risque. Alors, mon père et ma mère se sont lancés tout seuls dans ce travail.
Comment ont-ils procédé ? Avec la vieille voiture de mon père, mes parents ont sillonné toute l’Ukraine durant trois ans. Ils ne faisaient plus que cela. Ils rendaient visite à des témoins. Ils ont aussi lancé des appels dans les journaux. Ils ont reçu plus de 5 000 réponses : des récits manuscrits qui arrivaient de partout, au point qu’il leur a été impossible de tout publier. En 1990, une éditeur de Kiev, l’Ecrivain soviétique, a accepté de publier le livre. Ils ont alors travaillé très vite pour remettre un manuscrit. Mais le livre n’est pas sorti. L’éditeur téléphonait sans cesse pour demander que des coupes soient faites. Mes parents ne voulaient pas. Le texte est resté plus d’un an chez l’éditeur sans que rien ne se passe. Je me souviens que mon père était à bout de nerfs.
Mais le livre a quand même fini par paraître ? En 1991, il y a eu le putsh. Puis le Parlement ukrainien a voté l’indépendance et c’est seulement à ce moment-là que le livre est sorti, quasi immédiatement. Il a été très bien accueilli dans le milieu des Ukrainiens convaincus. Un peu plus tard, il a obtenu le prix Taras-Chevtchenko (la plus haute distinction littéraire ukrainienne). Mais mes parents étaient déjà morts. En fait, ils ont vécu très peu de temps après la sortie du livre.
Recueillis par Alain GUILLEMOLES