Le Parlement ukrainien a adopté mardi 28 novembre 2006, à une très forte majorité, une loi reconnaissant la Grande famine des années 1932-33, qui aurait tué plusieurs millions d’Ukrainiens, comme ayant été un « génocide » déclenché par l’URSS contre le peuple ukrainien. Cependant une disposition qui prévoyait de pénaliser la négation de la Grande famine a été retirée.
Les autorités soviétiques avaient déclenché en 1932 une campagne de collectivisation forcée au cours de laquelle elles avaient réquisitionné semences, blé, farine, légumes et bétail, acculant les paysans à la famine, notamment en Ukraine. Selon nombre d’experts, cette famine a été provoquée intentionnellement par le pouvoir soviétique pour briser les velléités d’indépendance de l’Ukraine - elle aurait coûté la vie à 4 à 10 millions d’Ukrainiens, selon les sources.
. Le tabou de l’« Holodomor » ukrainien par Benoit HOPQUIN , Le Monde daté du 25 nov.
L’Histoire n’est pas neutre. Dans l’ex-Union soviétique encore moins qu’ailleurs. L’Ukraine s’apprête à commémorer, samedi 25 novembre, la famine qui a frappé le pays en 1932 et 1933. Connue sous le nom d’"Holodomor" ("extermination par la faim", en ukrainien), cette page de l’ère stalinienne a fait plusieurs millions de morts, principalement dans les régions de Kharkiv et de Dniepropetrovsk. L’anniversaire est, cette année, plus politique que jamais. Le président Viktor Iouchtchenko a déposé, début novembre, un projet de loi "sur la perpétuation de la mémoire des victimes de la famine". Le texte prévoit notamment de punir quiconque contesterait son caractère génocidaire. "Nous n’accusons aucun peuple, aucun pays et personne, en Ukraine, de génocide. Ce n’est pas le but de cette loi", a assuré le président, le 15 novembre.
Tout de même. L’affaire survient alors que Viktor Iouchtchenko est en train de rompre le pacte de gouvernement scellé en août, après les élections législatives, avec le parti prorusse de Viktor Ianoukovitch, qui représente justement ces russophones dont les parents sont venus s’installer en Ukraine pour combler la saignée démographique de la famine. Les partisans de M. Ianoukovitch sont divisés sur l’opportunité de voter ce projet de loi. En visite à Kiev, début novembre 2006, Sergueï Lavrov, ministre russe des affaires étrangères, a de son côté refusé que la famine soit considérée comme un génocide.
Le texte fouaille une blessure de la mémoire ukrainienne. Occultée de l’histoire officielle soviétique, l’Holodomor a marqué les familles et entretenu le ressentiment vis-à-vis de Moscou. Dans les périodes de tensions avec le grand voisin ou dans les phases d’impopularité interne, le gouvernement ukrainien se saisit de la tragédie. En 2003, avant la "révolution orange", le Parlement ukrainien avait voté une résolution - pas une loi - qui assimilait déjà la famine de 1932-1933 à un "génocide", "un acte terroriste délibéré du système stalinien" et "un des facteurs importants pour la reconnaissance de l’indépendance ukrainienne".
L’offensive du président est également diplomatique. Le 27 octobre, un représentant ukrainien a appelé, lors d’une réunion de l’Assemblée générale de l’ONU, "tous les Etats à condamner l’Holodomor et à promouvoir sa reconnaissance internationale, particulièrement par les Nations unies, comme génocide contre la nation ukrainienne". Une dizaine de pays, la plupart abritant une forte communauté ukrainienne comme les Etats-Unis, le Canada ou l’Australie, ont aujourd’hui reconnu officiellement ce caractère génocidaire. La France, qui aime tant légiférer sur l’Histoire, ne fait pas partie de la liste. "Le gouvernement français n’envisage pas, à ce stade, de se prononcer sur la qualification politique et juridique de la grande famine comme crime de génocide", assurait, en 2005, le ministère des affaires étrangères, en réponse à une question écrite d’un sénateur.
L’exploitation politique de la famine ne facilite pas le travail des historiens, déjà compliqué par le long interdit qui a pesé sur le sujet. "Nous sortons d’un silence absolu de soixante ans", constate Nicolas Werth, l’un des meilleurs connaisseurs français de la période, directeur de recherche à l’Institut d’histoire du temps présent, dépendant du CNRS. L’ouverture partielle des archives de l’ex-URSS a amélioré la connaissance, tout comme les témoignages des derniers survivants, recueillis notamment par Georges Sokolov (L’Année noire 1933 : la famine en Ukraine, Albin Michel). Les rapports de la Guépéou sur les "difficultés alimentaires" apportent un éclairage glacial mais circonstancié. Les estimations divergent encore sur le bilan, mais le chiffre de 5 millions de morts est le plus fréquemment évoqué.
La gravité de la famine est cependant contestée par quelques historiens revendiquant leur fidélité communiste. La Française Annie Lacroix-Riz, qui enseigne à Paris-VII, dénonce ainsi une "opération de propagande", "un bobard" et préfère évoquer "une sérieuse disette conduisant à un strict renforcement du rationnement" (Sur la "famine" en Ukraine en 1933 : une campagne allemande, polonaise et vaticane). Contactée par Le Monde, l’historienne n’a pas donné suite à notre appel [1].
Les réfractaires s’appuient notamment sur le voyage d’Edouard Herriot dans la région en 1933. L’homme politique radical s’était répandu sur la prospérité des campagnes ukrainiennes. Mais des travaux historiques ont, depuis, démontré comment le voyageur, obnubilé par sa volonté d’un rapprochement franco-soviétique, avait été magistralement abusé par ses hôtes.
Le journaliste américain Walter Duranty, correspondant du New York Times à Moscou, prix Pulitzer 1932, a également nié jusqu’à sa mort, en 1957, l’existence d’une famine. Mais son journal a récemment soumis ses articles à un examen critique et conclu que sa couverture était "discréditée". Une campagne a été lancée outre-Atlantique pour que le prix Pulitzer lui soit retiré.
Si la réalité de la famine n’est plus guère contestée, le principal débat concerne donc la qualification de génocide. La pénurie alimentaire est née de réquisitions massives, virant au pillage, organisées à partir de l’été 1932. Elle a surtout touché les régions les plus hostiles à la collectivisation des terres et les foyers du nationalisme ukrainien. Les victimes avaient interdiction de sortir du périmètre dans lequel les vivres avaient été confisqués. Elles y étaient renvoyées quand elles tentaient de s’en échapper. Tandis que des hommes mouraient de faim, l’URSS exportait des céréales (1,7 million de tonnes en 1932, puis en 1933).
Selon l’historien Stéphane Courtois, coauteur du Livre noir du communisme, "cette famine préméditée, organisée, systématisée était destinée à éliminer la partie la plus dynamique de la paysannerie. Il faut appeler cela un génocide de classe". "C’est un génocide par famine", estime le docteur Yves Ternon, auteur de Guerres et génocides au XXe siècle, ouvrage à paraître en janvier chez Odile Jacob. "Les historiens ont la volonté de contenir la définition de génocide, mais, même selon des critères restrictifs, la mort par famine délibérée de 5 millions de personnes est sans aucun doute un génocide", poursuit le spécialiste.
"Une volonté punitive est-elle une volonté génocidaire ?", interroge cependant Pavel Chinsky, normalien franco-russe enseignant à Moscou et auteur de Staline. Archives inédites 1926-1936 (éd. Berg). Egalement opposés à la collectivisation, les nomades du Kazakhstan, les paysans des bords de la Volga ou les cosaques du nord du Caucase ont été à la même époque l’objet de mesures répressives qui ont abouti à de terribles famines.
Longtemps, Nicolas Werth s’est montré circonspect sur la qualification de l’Holodomor. Mais les derniers textes exhumés des archives, notamment des lettres de Staline, ont infléchi sa position. "Est-ce un génocide ? Plutôt oui. Par rapport aux autres famines qui ont touché l’Union soviétique, celle-ci se distingue par la volonté d’éradiquer le nationalisme et de punir des paysans. Elle est aggravée volontairement. Il y a une spécificité", estime-t-il. Près de soixante-quinze ans après, les archives ne sont encore qu’entrouvertes et le débat est soumis aux pressions. "Il y a, dans certaines démarches historiques, la recherche d’une part de revanche", regrette Pavel Chinsky. "Être historien reste un métier difficile en Russie", constate-t-il.