Ukraine 1933
: Retour sur les travaux de la Commission d'Enquête Internationale
par M. le Professeur Jacob W.F. Sundberg
(Suède)
Mesdames et Messieurs,
C'est un grand honneur pour moi d'être invité à ce remarquable événement que
constitue le Parlement des Mémoires et d'intervenir au cours de cette soirée
consacrée pour partie à l'Ukraine. Je vous prie par avance de bien vouloir
excuser les imperfections de mon français dans la mesure où j'ai bien plus
souvent l'occasion de travailler et de m'exprimer en anglais, ce qui fut
notamment le cas lorsque je présidais la Commission d'enquête dont je vais vous
parler.
Vous connaissez peut-être l'existence de la Commission d'Enquête Internationale
sur la famine de 1932-33 en Ukraine et du Rapport Final transmis par
celle-ci en 1990 aux Nations Unies et au Conseil de l'Europe. Et vous
souhaiteriez donc savoir de quelle façon elle a pu impacter la mémoire
européenne ? Je vais m'y employer ce soir.
Bien entendu, l'Ukraine est aujourd'hui bien plus intégrée à l'Europe qu'elle ne
l'a probablement jamais été auparavant. Tout d'abord par le fait d'avoir ratifié
la Convention européenne des Droits de l'Homme et d'être désormais soumise à la
juridiction de la Cour européenne des Droits de l'Homme ; ensuite par sa volonté
affichée de rejoindre l'Union européenne. Mais pour elle, le chemin reste semé
d'embûches et tout n'est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes.
L'Ukraine et l'Europe
" L'indépendance ukrainienne est stratégiquement vitale pour l'Europe " a
déclaré un jour le Secrétaire d'Etat Américain Brzezinski. " L'Ukraine est
culturellement et politiquement un état d'Europe centrale. "
Mais qu'est-ce que l'Ukraine exactement ? On a longtemps traduit son nom par
frontière ou marche de la Russie alors que son étymologie, attestée depuis le
XIIe siècle, signifie tout simplement "pays" ou "notre pays". Ses frontières ont
énormément bougé tout au long de l'histoire, passant d'un immense empire au XIe
siècle sous le règne de Yaroslav le Sage à l'Ukraine moderne dont la forme
actuelle a été définie dans les grandes lignes par le pacte Molotov-Ribbentrop
de 1939 puis l'inclusion de l'Ukraine subcarpatique par un décret de Staline en
1946.
Jusqu'en 1991, l'Ukraine a été une république socialiste intégrée de force dans
l'Union après une brève et sanglante période d'indépendance entre 1918 et 1921.
Elle fut pendant très longtemps l'objet de convoitises et de partages incessants
entre la Pologne et la Russie - voire la Tchécoslovaquie dans l'entre-deux
guerres.
En 1596, par l'Acte d'Union de Brest-Litovsk l'Ukraine occidentale se rapprocha
du Vatican - sous les auspices de la Pologne - pour donner naissance à l'Eglise
gréco-catholique appelée aussi " Uniate ", en réaction aux visées de plus en
plus pressantes de la Russie qui détenait également depuis le XVIe siècle le
Patriarcat orthodoxe à Moscou. Quoique séparées, ces deux Eglises n'en
continuèrent pas moins à partager le rite byzantin si caractéristique.
En 1919, l 'Eglise orthodoxe ukrainienne déclara son autocéphalie mais fut
récupérée de force par Moscou dès 1929, avant que l'Eglise uniate ne connaisse
le même sort en 1946.
De ce fait, pendant très longtemps l'Ukraine occidentale catholique a regardé
davantage vers l'Ouest - conservant tant bien que mal son identité nationale -
tandis que l'Ukraine orientale restait très marquée par la colonisation russe.
Cette division a d'ailleurs marqué la façon dont on a considéré la famine de
1932-33. Pour les Occidentaux, il ne s'agissait rien de plus que d'une question
liée à la domination russe ( " la politique intérieure " , dirait-on aujourd'hui
) alors qu'à l'Est , habitué à la domination russe pendant plus de 300 ans ,
cette famine paraissait naturellement " conforme " à la philosophie politique du
moment.
Depuis son indépendance en 1991, l'Ukraine toute entière s'est résolument
tournée vers l'Europe occidentale en plusieurs étapes significatives :
-en 1995 l'Ukraine est devenue membre du Conseil de l'Europe
-en 1997 elle a ratifié la Convention européenne des Droits de l'Homme puis elle
s'est assujettie à la juridiction de la Cour européenne des Droits de l'Homme.
Les premières assignations de l'Ukraine par des personnes physiques ou morales
devant la seconde section de la Cour européenne sont intervenues en 1998 et
Monsieur Butkevych a été nommé juge pour l'Ukraine.
(Quelques cas ont déjà été examinés par la Cour européenne, comme par exemple
Gennadiy Naumenko contre l'Ukraine, Sovtransavto Holding contre l' Ukraine et,
tout récemment, Merit contre l' Ukraine. )
La phase européenne
Quand la famine commença à frapper durement l'Ukraine en 1932, cela faisait dix
ans que le Dr Ewald Ammende était Secrétaire général du Congrès européen des
Nationalités, un organisme chargé de la surveillance de l'application des
traités d'après-guerre relatifs à la protection des droits des nombreuses
minorités nationales. Le 20 Août 33, alors que la famine touchait à sa fin, le
Cardinal Théodore Innitzer de Vienne annonça la création d'un Comité oecuménique
de Secours - Comité de Secours interconfessionnel et international de Vienne
pour les régions de Russie sinistrées par la famine - et nomma Ammende
Secrétaire Honoraire. En juillet 33, un Comité des Ukrainiens en Ukraine
occidentale - i.e sous administration polonaise - fut formé.
Le Dr Ammende commença à emmener des représentants des minorités dans les
conférences dès lors qu'il devint possible de présenter aux gouvernements et à
la Société Des Nations des appels à la justice et à la tolérance.
A ce moment là, la SDN était avant tout une organisation européenne. La moitié
de ses membres étaient européens, ce à quoi il faudrait rajouter de nombreuses
organisations d'outremer dirigées par des Européens. L'Allemagne en était
devenue membre en 1926 mais les Etats-Unis et l'URSS se tenaient encore à
l'écart. L'ensemble était dirigé par un petit nombre de personnes et, la plupart
du temps, tout s'arrangeait de façon informelle. Peu de temps avant la réunion
de la SDN à Genève en 1933, le 9e Congrès des Nationalités à Berne s'empara de
la question de la famine. Le Congrès adopta une résolution spéciale accueillant
favorablement le mémorandum du Secrétaire Général et les propositions concrètes
qu'il contenait. A l'issu du Congrès, les membres de la présidence se rendirent
à Genève afin d'y présenter leur résolution au Président en exercice de la SDN,
le Premier Ministre norvégien le Dr Mowinckel, le priant d'agir rapidement. Le
Dr Movinckel fut probablement influencé par le fait que la population concernée
par cette famine était de celles qui n'étaient pas représentées à Genève pour y
défendre leurs droits et intérêts.
En tant que Président du Conseil, il avait toute latitude pour présenter les
questions de son choix. Il proposa alors que la SDN aborde la question du
secours aux affamés d'Ukraine. Il convoqua une session privée du Conseil,
laquelle fut très houleuse. Quoi qu'il en soit, il fut souligné que , malgré les
statuts sur lesquels le Dr Mowinckel avait basé son initiative, la SDN ne devait
pas perdre de vue des facteurs politiques tels que la non représentation de
l'URSS à la SDN (elle en devint membre un an plus tard !!!). Ainsi, le Conseil
décida que la motion du Président ne devait pas faire partie de l'ordre du jour
de la SDN et lui demanda, au lieu de cela, de la présenter à la Croix-Rouge. Ce
qu'il fit. La Croix-Rouge se rapprocha de l'URSS qui lui rétorqua bien entendu
qu'il n'y avait aucune famine. Ainsi fut réglé le cas de l'Ukraine.
Mais les tentatives du Dr Mowinckel nous ont tout de même poussé, plus de 50 ans
après, à déposer les archives de la Commission d'Enquête à l'Institut Nobel
d'Oslo.
Walter Duranty
L'une des raisons pour lesquelles le gouvernement soviétique put à cette époque
efficacement cacher l'existence de la famine fut l'aide précieuse apportée par
le correspondant à Moscou du New York Times W. Duranty. Il réfuta farouchement
les allégations relatives à la famine dans tous ses articles, malgré l'existence
de preuves contraires qu'il admettait lui-même en privé.
Ses dépêches n'étaient que des reprises serviles et dénuées de tout esprit
critique de la propagande soviétique. Malgré cela, W. Duranty se vit attribué le
Prix Pulitzer en 1932.
Les manquements grave dans le travail de Duranty n'ont jamais été mis en
évidence avant 1986, à l'occasion de la publication du livre de R. Conquest,
Sanglantes moissons. Après une enquête menée ces derniers mois, le New
York Times en est arrivé à la conclusion que les articles de Duranty
contenaient " le pire de ce qui avait jamais été publié dans le journal
". Le Bureau Pulitzer a alors considéré la question du retrait du Prix attribué
à Duranty mais a finalement décidé de le lui laisser. Toutefois, dans l'allée
des Prix Pulitzer, la plaque à l'encadrement doré de Duranty a été retirée pour,
ce que le N.Y. Times a appelé, une restauration.
La phase d'outremer
La famine constitue, de ce fait, un chapitre très peu glorieux de l'histoire
européenne. Mais les Ukrainiens ont eu de longue date une nombreuse diaspora
répandue à travers le monde. La première vague de migrants ukrainiens quitta la
Galicie - alors sous administration de l'empire austro-hongrois - à la fin du
XIXe siècle, suivis de peu par ceux qui fuyaient les persécutions faisant suite
aux troubles de 1905. Une seconde vague fut suscitée par la victoire des
bolcheviks à l'issue la guerre civile et l'effondrement de la toute jeune
République ukrainienne indépendante. Une troisième vague enfin put partir à
l'occasion de la retraite allemande de la Seconde Guerre mondiale. Les réfugiés
s'installèrent dans de nombreux pays mais principalement aux USA et au Canada.
En 1967, des délégués représentant plus de 2000 organisations ukrainiennes de 20
pays se regroupèrent alors en une organisation tutélaire, le Congrès Mondial des
Ukrainiens Libres (ou WCFU en anglais).
L'objectif du WCFU était de faire connaître la culture et l'histoire récente de
l'Ukraine au public. Il était naturellement d'orientation antisoviétique. Dans
les années 80, le WCFU était impliqué dans un grand nombre d'initiatives, soit
directement, soit par l'intermédiaire de ses filiales, de lobbies ou encore de
sponsorings. Des monuments furent érigés, l'Institut de recherche ukrainien de
l'Université de Harvard créa le projet "famine" en 1981, ce qui se traduisit par
de nombreuses publications universitaires. La famine fut introduite dans le
programme scolaire de l'Etat de New York, le film documentaire Les Moissons
du désespoir fut financé et une commission du Congrès américain sur la
famine ukrainienne fut mise en place.
En 1986, on me contacta et on me demanda de participer à cette démarche en me
joignant à un tribunal international. Le but majeur était de faire toute la
vérité sur la famine, avant que les derniers témoins directs ne disparaissent.
On se demandait alors si l'ouvrage du Dr Conquest Sanglantes moissons
était suffisamment pertinent dans sa description de cette famine artificielle
qui avait été niée pendant si longtemps et jusqu'alors par les autorités
soviétiques et le WCFU souhaitait une expertise indépendante de ce qui s'était
réellement passé à l'époque. Il s'agissait donc d'établir la vérité sur la base
de faits avérés. Les recommandations relatives à la responsabilité étaient
annexes, dans la mesure où, à ce moment là - en 1988 - un seul des responsables
soviétiques impliqués dans la famine était encore vivant, c'est à dire Lazare
Kaganovitch. Il devait mourir en 1991.
Le WCFU avait mis tous ses espoirs dans nos recherches et des efforts
considérables avaient été faits afin de réaliser une percée dans les média en
vain ou presque, car lorsque le Rapport Final fut enfin rendu, d'autres
évènements en France attirèrent l'attention du public. En outre, la déclaration
d'indépendance de l'Ukraine en 1991 détourna tout intérêt pour l'enquête et la
teneur du rapport.
L'ombre soviétique
A la demande du WCFU, il fallait établir la vérité, mais comment ? Quelles
méthodes étaient envisageables ? Un facteur majeur dans cette entreprise était
le rapport à l'URSS.
Si nous voulions obtenir toutes les informations pertinentes, l'URSS semblait
avoir toutes les réponses. Mais d'une certaine façon, l'URSS était l'accusée au
regard de la Commission et ses intentions étaient incertaines. Les années
1988-89 furent proprement " révolutionnaires " pour l'URSS. La politique de
dénégation catégorique laissait place peu à peu à des révélations au
compte-gouttes et à des excuses voilées dans le sillage de la glasnost et de la
perestroïka. Il y avait de quoi être prudent quant à l'accueil qui serait
réservé à l'enquête en cours.
Cela ne faisait pas de doute que l'URSS réagirait violemment aux révélations. De
plus, aucun d'entre nous ne maîtrisait la langue russe ou ukrainienne et je
pense que personne n'aurait accepté de siéger dans la Commission s'il s'était
agi uniquement " d 'entendre les arguments ", simplement parce que nous n'étions
pas en mesure de les entendre au sens propre. Enfin, affronter l'URSS n'était
pas sans danger. Même le gouvernement suédois avait fait savoir que, dans tous
les cas, cela ne ferait que stigmatiser la Suède à l'étranger. Il y avait tout
lieu de croire que cela ne calmerait pas les Soviétiques et que ceux-ci auraient
recours à des représailles.
Il est clair que j'avais tout cela à l'esprit. J'étais le seul à résider à
proximité de l'URSS, les autres étaient tous plus loin et à l'abri. Des
évènements étranges se produisirent à Stockholm. Même la Faculté de Droit fut
touchée. Mon collègue le Professeur Hilding Eek se volatilisa tout simplement.
Mon Commandant de Marine, l'Amiral Algernon tomba sous un wagon de métro.
J'avais eu par le passé des liens assez étroits avec les Soviétiques en raison
de mes fonctions dans l'Association Internationale de Droit Pénal. Au début des
années 70, donc, j'étais Rapporteur Général à l'AIDP, une organisation mondiale
basée à Paris et très impatiente d'inclure les pays du bloc socialiste dans sa "
juridiction ". Budapest avait été choisie comme siège du Congrès Mondial de 1974
; l'un des sujets à aborder était le détournement d'aéronefs et l'AIDP m'avait
choisi comme Rapporteur Général. Un Congrès Mondial de l'AIDP était
habituellement précédé d'un pré-congrès au cours duquel les erreurs et les
omissions des rapports nationaux étaient corrigées afin d'optimiser le
Rapport Général soumis au Congrès Mondial. Le pré-congrès sur les
détournements devait se tenir à Thessalonique et là, mon ébauche de Rapport
Général fit l'objet d'attaques sournoises de la part de la délégation
soviétique dirigée par le Dr W.K. Zwirboul, lequel me taxa de suppôt de la
guerre froide, notamment. Paris prit peur et envisagea de se débarrasser de moi.
Malgré tout, grâce à de bonnes relations avec le " résident " du KGB à Stockholm
[1] , l'incident avec la délégation soviétique prit fin suite à la visite que me
rendit à Stockholm - les bras chargés de présents - le Professeur Vladimir
Koudriatsev de l'Institut d'Etat de Droit de l'Académie des sciences de Moscou.
. Il me présenta ses excuses et s'engagea à faire remplacer le Dr. Zwirboul à
Budapest. C'est une très longue histoire que je ne peux pas développer ici [2]
mais il est clair que dès lors je n'étais plus un inconnu pour les Soviétiques,
je le savais parfaitement.
L'intérêt que les soviétiques me portaient était certainement aussi lié au fait
que j'enseignais le droit international aux officiers de l'Académie militaire (
militärhögskolan ) de Stockholm.
Mon anticipation de l'intérêt des Soviétiques et de leurs réactions hostiles se
renforcèrent lorsque je constatai dès 1988 que nous étions la cible d'attaques
dans le magazine Nouvelles d'Ukraine où des articles désobligeants
parlaient de " la Commission Sundberg ".
Malgré tout, cela ne faisait pas partie des considérations des auteurs de ce qui
allait être l'Opinion de la Majorité. Ils étaient recrutés dans le milieu des "
compagnons de route " , chose que j'ignorais à cette époque mais que je
comprends beaucoup mieux aujourd'hui à la lumière des articles érudits de A.J.
Hobbins [3]. John Humphrey avait des antécédents socialistes d'une telle
importance qu'il avait failli être rattrapé par la chasse aux sorcières du
Sénateur Mac Carthy. Comme il était de coutume dans ce milieu, ils étaient très
optimistes quant aux intérêts et aux comportements soviétiques. Ils étaient
certainement intimement convaincus que la présence d'un Soviétique dans la
Commission serait un plus et une aide précieuse pour l'obtention d'un résultat
positif. Je pensais qu'ils se trompaient, et je le pense toujours. De nos jours,
nous en savons beaucoup plus sur les manœuvres des Soviétiques et de leurs
organisations, spécialement en ce qui concerne l'infiltration de la gauche
occidentale par le KGB. L'article de M. Hobbins dans la revue judiciaire
Dalhousie était beaucoup trop influencé par ses interlocuteurs " compagnons
de route " et pas assez réaliste quant aux politiques intérieure et étrangère de
l'URSS des années 80.
Ainsi, alors que je ne souhaitais pas demander aux Soviétiques davantage que
leur assistance, ces membres - les tenants de l'Opinion de la Majorité -
voulurent absolument les voir intégrer la Commission. Mais même si la Commission
s'avéra effectivement infiltrée, leur tentative d'installer un représentant
soviétique parmi nous se solda par un échec, à cause de ma résistance.
L'omniprésence de L'URSS influença également le choix des méthodes. J'étais
pratiquement sûr que, quoi que nous écrivions dans le Rapport Final, nous
devrions le défendre point par point contre les attaques soviétiques. La
Majorité ne l'envisageait pas ainsi et ne souhaitait pas débattre du texte dans
tous ses détails. L'opinion de ce groupe, telle qu'elle se présentait, était
plus ou moins une sorte de " révélation divine " sans aucune référence à la
source de l'information, ni aucun index. En conséquence, il devenait très facile
pour les défenseurs de l'URSS de contre-attaquer, particulièrement s'ils
apprenaient qu'aucun des membres de ma Commission d'enquête ne maîtrisait le
russe ou l'ukrainien. Ceci explique l'existence d'une "Opinion Séparée du
Président".
Le Président essaya de se baser aussi souvent que possible sur des preuves
exactes. Les meilleures preuves que nous avions étaient les " traces
documentaires ", c'est à dire les lois, ordonnances et décrets qui nous avaient
été présentés dans leur traduction anglaise.
La Procédure
Afin d'anticiper les critiques soviétiques relatives à notre ignorance de la
langue russe, la procédure devint tout naturellement notre première ligne de
défense. C'était un véritable exercice d'homme de loi. Nous avions établis des
règles de procédure avec beaucoup d'attention - en nous inspirant en partie du
modèle de la Commission européenne des Droits de l'Homme - et j'étais décidé à
m'y tenir strictement, ainsi que mes collègues. La procédure était notre
principale protection contre toute attaque. En conséquence, il était hors de
question d'aller nous-mêmes à la recherche de témoins ou de réquisitionner un
expert. Il ne s'agissait pas non plus de partir à l'aveuglette, suivant les
inspirations de chacun, afin de faire d'hypothétiques découvertes. Agir ainsi
nous aurait transformés en ennemis déclarés de l'URSS, ce que nous voulions
éviter à tous prix. Nous étions assez sceptiques vis à vis du WCFU mais nous
avions la volonté de leur donner une chance, d'évaluer les preuves qu'ils
avaient à nous soumettre puis d'y rajouter notre propre expertise. Le demandeur
-le WCFU- suggéra les questions auxquelles nous devrions répondre et, après
quelques considérations et reformulations, nous acceptâmes cette mission et rien
de plus. Pour eux, il s'agissait de " faire un procès à l'Histoire " et
de sauver les preuves de l'oubli. Pour résumer, nous considérions que le
demandeur attendait de nous une réflexion sur la question et rien de plus. Notre
rôle n'était pas celui d'une " expédition de secours ". Pour toutes ces raisons,
l'"Opinion séparée du Président" est un texte qui fut écrit davantage comme un
jugement de Cour, basé autant que possible sur des preuves, et destiné à contrer
les attaques des soviétiques ou de leurs affidés. Comme je l'ai déjà dit, les
meilleures preuves dont nous disposions étaient les traces documentaires, c'est
à dire, les lois, les ordonnances et les instruments statutaires qui nous
avaient été présentés dans leur traduction anglaise. Par contre, ce qui nous
manquait, c'était l'accès aux archives secrètes du Parti Communiste. Ce fut bien
sûr un inconvénient majeur, de même que l'impossibilité de s'assurer de
l'exactitude des traductions en anglais.
La relation entre l'idéologie marxiste et le génocide était aussi un point
crucial. A quel degré se situait la connexion entre le marxisme et la famine
ukrainienne de 32-33 ? Ammende la résuma ainsi : " L'Homme est réduit à un
simple facteur économique, une abstraction proche du travail, et cela implique
une attitude similaire à l'égard de la souffrance humaine ".
Les résultats ?
Les Ukrainiens obtinrent-ils ce qu'ils souhaitaient de cette grande entreprise
?? La réponse dépend bien sûr de ce que le demandeur attendait ou aurait pu
espérer. L'un des critiques du Rapport Final pensait le but principal
était d'impressionner le gouvernement soviétique de l'époque, lequel ne pouvait
décemment que reconnaître qu'un génocide avait été commis et adresser des
excuses officielles à la population ukrainienne (Jes Bjarup). Tout le monde
n'était pas convaincu que Moscou se laisserait aussi facilement impressionner.
De ce point de vue là, le demandeur ressentit certainement comme une tragédie le
fait qu'il ait existé de telles divergences entre les membres de la Commission.
D'un autre côté, si l'on considère attentivement les divergences, on s'aperçoit
qu'elles ne portaient pas tant sur ce qui s'était passé en Ukraine que sur la
qualification juridique des faits.
La Commission se retrouva alors face à deux questions fondamentales.
Premièrement, ce qui s'était passé pouvait-il être décrit de façon pertinente
comme un génocide ? Deuxièmement, existait-il encore des possibilités de
poursuites criminelles contre quiconque ?
La première question était avant tout un problème de terminologie. Il existe une
définition précise du génocide dans la "Convention sur le crime de génocide" (78
UNTS, 277) qui recouvre notamment les actes commis avec l'intention de détruire
entièrement ou en partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux, en
tant que tels. La Majorité était prête à envisager une série de génocides -
ukrainiens, kazakhs ou autres - et arriva à la conclusion " qu'en elle-même,
cette définition ne permettait pas d'écarter l'hypothèse d'un génocide pendant
la famine de 1932-33. " En conséquence, " il apparaissait plausible que
les éléments constitutifs d 'un génocide aient été réunis à cette époque. "
L'un des critiques du Rapport, James Mace considérait cela comme "
tourner autour du pot afin de déterminer si la destruction du peuple ukrainien
était légalement prouvée ou pratiquement prouvée comme étant l'une des
nombreuses explications possibles. " Hobbins et Boyer écrivirent que " La
Majorité avait coupé court avec la possibilité qu'un génocide ait pu être
commis, parce que la preuve était incomplète et l'action non contentieuse. "
Le Président trancha sur une base purement terminologique : ses conclusions "
corroboraient bien la définition du génocide dans la Convention". Avec un
raisonnement similaire, on aurait pu classer le massacre de Magdebourg, pendant
la Guerre de Trente ans, comme un génocide.
La seconde question était d'ordre purement légal : l'aspect juridique du crime
de génocide. La majorité -Verhoeven et Humphrey- tenaient absolument à une
application rétroactive aux évènements de 1932-33 de la "Convention sur le
génocide" qui avait été adoptée en 1948. Ils avancèrent une théorie sur "
l'ordre international " sans aucun travail normatif formalisé. " Il existe
- écrivirent-ils - une période de gestation plus qu'une date de naissance
" et, relativement au génocide cette période avait déjà débuté depuis
quelques temps lorsque l'Ukraine fut touchée par la famine en 1932-33 ".
Mais la majorité avait les mains liées par sa conclusion sur la " plausibilité "
et ne put rien dire de plus que " si un génocide du peuple ukrainien était
avéré, il serait contraire aux dispositions du droit international alors en
vigueur ". Le reste de la Commission était tout simplement contre l'idée de
rétroactivité. Le professeur français Georges Levasseur arriva lui à la
conclusion que " la Convention sur le génocide n'avait pas d'application
rétroactive". Tel fut également l'avis du membre argentin Ricardo Levene. Le
Président trouva la question de la rétroactivité non pertinente et l'américain
Covey T. Oliver ignora tout simplement la question.
Oliver était en dissidence sur la question du traitement juridique du crime de
génocide. Il estima que " le demandeur n'avait pas abordé deux questions
fondamentales quant à l'aspect juridique du crime de génocide, quelles que
soient ses origines, c'est à dire l'intention criminelle spécifique de détruire
la nation, l'ethnie ukrainienne et une portée exclusivement ukrainienne des
torts causés au travers des opérations centralisées dans toute l'Union ". De
même, Levene refusa d'assigner une responsabilité individuelle. Le Président
était mieux placé, toutefois, du fait de sa confiance dans les " traces
documentaires " laissées par les lois, ordonnances et décrets soviétiques. En
remontant cette piste, non seulement il identifia des membres responsables du
Politburo mais il arriva également à la conclusion que la finalité réglementaire
des décrets soviétiques incluait bien l'intention de tuer. Parmi les multiples
buts poursuivis par Staline dans la mise en œuvre de la famine, il y avait la
destruction de la nation ukrainienne. Néanmoins, le Président refusa d'accuser
quiconque de ce crime de génocide. D'après lui, aucune action ne pouvait être
intentée contre qui que ce fût, car tous les éventuels prévenus étaient déjà
morts, à l'exception de Lazare Kaganovitch (qui mourut à l'âge de 97 ans en 1991
) et dans tous les cas, il relevait de la compétence de l'URSS - et elle seule -
d'engager des poursuites. Ce qui fut probablement vécu comme une tragédie
c'était que, comme James Mace le souligna dans sa critique du Rapport Final,
dans les archives personnelles de L. Kaganovitch publiées après sa mort, on eût
retrouvé une lettre personnelle que Staline lui avait adressée le 11 Septembre
1932 et qui expliquait l'intention d'éliminer les Ukrainiens. Dans cette lettre
Staline se plaignait de divers sujets relatifs à l'Ukraine qu'il trouvait
extrêmement préoccupants du point de vue de la ligne du Parti Communiste. "
Si nous ne redressons pas immédiatement la situation en Ukraine "
écrivait-il, " nous pourrions la perdre ". Alors Staline ordonnait à
Kaganovitch " Assigne-toi la tâche de transformer au plus vite l'Ukraine en
une forteresse de l'URSS et en une République inaliénable... quel qu'en soit le
coût ".
Mace jugea d'après cette lettre que " le Professeur Sundberg, contrairement à
la majorité, avait eu tout à fait raison de déterminer sur la base de preuves
très limitées disponible à ce moment là ( i-e lorsque l'enquête débuta ) que
l'intention était bien constituée ". Pour moi qui ai été le Président de
cette Commission désormais dispersée, c'est une sorte de consolation.
Professeur Jacob W. F. Sundberg
Lyon (France), 15 mai 2004
Notes
1) A cet moment là, M. Nikolaï Statskevitch, avec le titre de Conseiller de
l'Ambassade de l'URSS.
2) Une mention existe en suédois dans mon livre En liten bok om allmän
rättslära (Un petit livre sur la Jurisprudence), IOIR N° 80, p.20. L'intérêt
soviétique était bien entendu lié au fait que j'enseignais le Droit
International aux officiers de l'Académie Militaire (Militärhögskolan ) de
Stockholm.
3) Cf. J. Hobbins , Humphrey and the Old Revolution. Human Rights in
the Age of Mistrust, 8 Fontanus 121-136 ( 1995) , sections " The Canadian
Left" and "The Canadian Spy Ring".